L'Express du 09/01/2003

L'ENTRETIEN par Marc Epstein

La Corée du Nord est l'un des derniers régimes communistes de la planète. Peu d'informations filtrent de ce pays opaque, né de la guerre froide, si ce n'est que ses 21 millions d'habitants vivent dans une situation d'oppression et de disette permanentes. Sommé par les Etats-Unis de mettre un terme à son programme de recherche nucléaire militaire, le "Grand Dirigeant" nord-coréen, Kim Jong-il, oppose un refus catégorique. Espérant l'appui de Pékin, il joue, au contraire, de la menace atomique. S'il existe un pays qui mérite de figurer dans un quelconque "axe du mal", c'est bien celui-là.

 

Pierre Rigoulot (1)

"La Corée du Nord pratique le chantage"

Photo Gérard Uféras/Raphos pour l'Express

Voici un homme en colère.

De chaque page du dernier livre de Pierre Rigoulot, "Corée du Nord, État voyou" (Buchet-Chastel), transpire une saine exaspération à l'égard du régime de Pyongyang. Loin des habituelles tergiversations de certains chercheurs, sous prétexte de distance critique, Rigoulot ne cache guère l'horreur que lui inspirent les dirigeants nord-coréens, dont le mode de gouvernement semble autant inspiré par Staline que par le Père Ubu. Membre de l'Institut d'histoire sociale, philosophe de formation, Rigoulot ne conçoit pas l'analyse politique comme une discipline purement théorique. Plus que les systèmes, c'est l'homme qui l'intéresse. Or, à Pyongyang, le pouvoir est dénué de la moindre humanité


Depuis quelques semaines, la Corée du Nord fait beaucoup parler d'elle: coup sur coup, le régime communiste de Pyongyang a reconnu un programme secret d'enrichissement de l'uranium, puis expulsé les inspecteurs internationaux chargés de surveiller la centrale nucléaire de Yongbyon. Enfin, le pays a dénoncé ses engagements en matière de non-prolifération d'armes nucléaires. Pourquoi ce raidissement?

Ce sont les Etats-Unis qui provoquent la crise. Dès 1997, semble-t-il, les Américains ont eu vent de tests de détonateurs de bombes nucléaires, en violation d'accords signés en 1994. En octobre 2002, un émissaire de Washington a mis sous le nez des Nord-Coréens des photos satellitaires prouvant l'existence d'un programme clandestin de recherche nucléaire. A cette époque, Washington n'a pas dramatisé l'affaire outre mesure. La publicité vient maintenant, accompagnée d'autres événements qui tombent à pic, tel l'arraisonnement, très médiatisé, d'un cargo chargé de missiles nord-coréens à destination du Yémen.

 

Pourquoi maintenant?

La Corée du Nord est exsangue et les Etats-Unis semblent parier que ses dirigeants, soumis aux pressions internationales, puissent renoncer à leur arsenal atomique. Ils peuvent également espérer que le régime s'effondre - ce qui serait une excellente nouvelle. A mon sens, l'attitude de Washington s'explique aussi par la tournure des événements en Corée du Sud. Dans ce pays allié des Etats-Unis, l'hostilité envers l'Amérique semble augmenter. Dans les rues de Séoul, la capitale, les manifestations pacifistes sont de plus en plus importantes. Une partie des Sud-Coréens s'inquiètent de l'éventualité d'une guerre - on les comprend - et ils accusent Washington d'entretenir la tension dans la péninsule. Là, on les comprend moins: ils gomment, à tort, la nature totalitaire et dangereuse du régime de Pyongyang, car ils croient que l'unité ethnique des Coréens l'emportera sur leurs divisions politiques. Les jeunes, en particulier, croient aux vertus de la détente et du dialogue. Mais ils ont une vision abstraite du communisme en général et de la Corée du Nord en particulier. En rappelant la menace très réelle que constitue le régime du Nord, les Etats-Unis cherchent à influencer Séoul. De fait, le nouveau chef de l'Etat sud-coréen, Roh Moo-hyun, a d'ores et déjà subordonné l'aide et le dialogue avec Pyongyang à l'abandon du programme de recherche nucléaire par le régime communiste. En ce sens, les Etats-Unis ont bien joué.

 

La présence de 37 000 soldats américains en Corée du Sud est-elle essentielle aux yeux de Washington?

Ils sont là, en principe, afin d'éviter une invasion par les troupes du Nord. Mais leur maintien fige la situation, aussi. La réunification de la péninsule restera inconcevable tant que les Etats-Unis garderont sur place une présence militaire si massive. A moins d'un effondrement rapide de la Corée du Nord…

 

Que sait-on du programme nucléaire de Pyongyang?

Peu de chose! Dès 1994, selon la CIA, la Corée du Nord aurait construit un ou deux engins nucléaires.
© Gérard Uféras/Rapho pour L'Express

Circonstance aggravante, le pays possède des missiles capables de transporter les bombes. Ces projectiles peuvent atteindre le territoire américain - l'Alaska et Hawaii - mais également Pékin. Le Japon et la Corée du Sud, surtout, sont très exposés. L'artillerie conventionnelle suffirait à atteindre Séoul et ses 15 millions d'habitants, à 30 ou 40 kilomètres du territoire nord-coréen. 

Sur quelle idéologie s'appuie Kim Jong-il, le "Grand Dirigeant" nord-coréen?

Depuis les années 1970, le marxisme-léninisme a été délaissé au profit du djoutché, devenu l'idéologie officielle. Le djoutché est un salmigondis de références et de mots d'ordre, taillé sur mesure pour Kim Il-sung, père fondateur de la nation et père biologique de Kim Jong-il! En deux mots, cette "philosophie" consiste à affirmer la maîtrise de soi-même et l'indépendance par rapport aux influences extérieures. Elle exalte un socialisme "à la coréenne", le "Grand Dirigeant" étant, en principe, celui qui exprime le mieux cette coréanité. Le djoutché traduit une conception organique du pouvoir: chaque individu s'apparente à la cellule d'un grand corps dont le "Grand Dirigeant" constitue le cerveau tandis que le parti et les organes de l'Etat en sont les muscles.

 

Le patriotisme exacerbé et la xénophobie sont des traditions anciennes dans la péninsule...

La Corée a vécu pendant des siècles dans la mouvance de la Chine, avant d'être colonisée par le Japon entre 1910 et 1945. Tout cela contribue à expliquer pourquoi, au nord comme au sud, les interventions étrangères sont si mal vécues. Chez les Coréens, il y a une tradition qui consiste à se définir contre les autres - contre les Chinois et les Japonais, en particulier. Mais aussi, au XXe siècle, contre les Américains et les Soviétiques.

 

Comment vit, aujourd'hui, un habitant de Corée du Nord?

Ils seraient 21 millions, et une bonne partie sont affamés. Pyongyang, la capitale, est la vitrine du régime. Cependant, les coupures d'électricité sont si nombreuses que l'énergie est insuffisante pour assurer la distribution de l'eau dans les étages. L'hiver, le thermomètre descend souvent au-dessous de moins 20 degrés. Or le chauffage n'est guère assuré. De nombreux habitants ont longtemps élevé des cochons dans les arrière-cours, au pied des immeubles. Avec l'aggravation de la situation, toutefois, les vols sont devenus tellement nombreux que beaucoup élèvent des porcs dans leur propre appartement. Cela paraît à peine croyable, mais c'est ainsi.

 

Et à la campagne?

Les années les plus noires étaient en 1996, 1997 et 1998. Actuellement, la famine subsiste ici ou là et la disette semble généralisée. Le manque chronique de nourriture affecte la population sur le plan biologique. La taille moyenne des Nord-Coréens a diminué. Les enfants sont chétifs. Jusqu'à présent, le Programme alimentaire mondial (PAM) apportait une aide précieuse. Environ 6 millions de Nord-Coréens, soit près de 1 habitant sur 3, dépendent des livraisons étrangères.

 

Comment fuir ce cauchemar?

En principe, il est interdit de se déplacer sans l'accord de son unité de travail et du secrétaire local du parti. Avec la famine, néanmoins, ces règles ont été un peu oubliées: le parti a été obligé de laisser la population aller à la recherche de nourriture. La frontière avec la Corée du Sud étant infranchissable ou presque, 200 000 à 300 000 Nord-Coréens se seraient rendus en Chine. Mais les chiffres sont délicats à manipuler, car beaucoup se sont absentés quelques mois seulement avant de retourner en Corée du Nord pour nourrir leur famille. Certains passent et repassent. Il y a un mouvement assez régulier, contrecarré depuis peu par les autorités chinoises. Cela dit, ceux qui choisissent l'exil ne sont pas tous des crève-la-faim: depuis quelques années, plusieurs diplomates et responsables de haut rang ont fait défection. Même l'"inventeur" du djoutché, Hwang Jang-yop, a pris la fuite avec son secrétaire en 1997.

 

Comment le parti assoit-il son pouvoir?

La presse audiovisuelle et écrite sont monopoles d'Etat, naturellement. Au sein de chaque unité de production, la propagande est assurée par un secrétaire du parti qui transmet les ordres de la direction politique.

La critique et l'autocritique sont encouragées, comme en Chine autrefois: chacun est invité à se dénoncer et à dénoncer autrui pour le moindre manquement au djoutché. Forte de 1 million d'hommes environ, l'armée est en symbiose avec l'appareil d'Etat. Et puis le parti réprime ceux qui s'éloignent du droit chemin: 300000 personnes environ seraient détenues dans l'ensemble des camps de travail.

© Gérard Uféras/Rapho pour L'Express

Vous qualifiez la Corée du Nord d' "État voyou". Pourquoi?

Sur un plan purement anecdotique, le personnel diplomatique est encouragé à adopter une conduite de voyou: on ne compte plus les émissaires nord-coréens liés à des trafics de cigarettes, de CD piratés, voire de faux billets de banque. En outre, la Corée du Nord pratique le chantage: sa stratégie, depuis de longues années, repose sur l'idée que l'Occident doit payer afin que Pyongyang accepte de ne pas faire la guerre. Comme si cela ne suffisait pas, le régime reconnaît avoir organisé plusieurs kidnappings. Entre 13 et 70 Japonais auraient été enlevés afin de former les espions nord-coréens aux moindres nuances de la langue et des coutumes nipponnes. Pyongyang pratique le terrorisme, aussi. En 1983, le cortège présidentiel sud-coréen est décapité à Rangoon, lors d'une visite officielle en Birmanie. Puis, en 1987, un Boeing sud-coréen explose en vol avec 115 personnes à bord; les Nord-Coréens cherchaient à démontrer que leurs voisins du Sud étaient incapables d'assurer la sécurité des Jeux olympiques, prévus l'année suivante à Séoul! Enfin, la Corée du Nord vend des missiles à des pays tels que l'Iran, la Syrie, l'Irak, le Yémen, la Libye, l'Egypte. Sans oublier les échanges discrets de technologie militaire avec le Pakistan, à l'époque où ce dernier soutenait le régime des taliban dans l'Afghanistan voisin. Le mystère entoure les stocks d'armes chimiques et biologiques nord-coréens, mais leur existence ne fait aucun doute.

 

Quelle a été l'approche des intellectuels français à l'égard de la Corée du Nord?

Aujourd'hui, la condamnation est pratiquement unanime, mais il n'en a pas toujours été ainsi. Dès les années 1950, beaucoup voient dans le Nord un pays qui tente de s'arracher des griffes de l'impérialisme. En juin 1950, par exemple, Sartre reprend à son compte la propagande nord-coréenne sur les conditions du déclenchement de la guerre contre le Sud. De nos jours, Edmond Jouve, professeur de sciences politiques à l'université Paris V et président de l'Association des écrivains de langue française (Adelf), est l'auteur de textes hagiographiques sur les dirigeants nord-coréens. Pierre Boudot, un philosophe mort en 1988 et spécialiste de Nietzsche, était invité régulièrement à Pyongyang et se montrait enthousiaste. Dans un genre différent, François Mitterrand s'est rendu sur place en février 1981; à son retour, il a brossé un portrait plutôt sympathique de Kim Il-sung. Il y a un an et demi, Christian Martin, alors député UDF de Maine-et-Loire, s'est envolé pour Pyongyang. Son rapport parlementaire, remis au président de la République, était d'une naïveté affligeante. Qu'un vieux député communiste comme Georges Hage, qui l'accompagnait, soit satisfait d'un régime stalinien, soit. Mais un député libéral !!!

 

Quelle est l'attitude du gouvernement français?

Avec l'Irlande, la France est le seul pays européen à ne pas avoir instauré de relations diplomatiques formelles. Paris exige quelques gestes encourageants de la part des Nord-Coréens, sur le plan de la sécurité ou des droits de l'homme.

 

N'y a-t-il pas un double langage à l'égard de ce pays? En principe, tout le monde aspire à la réunification de la péninsule!

Oui, mais les alliés des Etats-Unis dans la région, Corée du Sud et Japon, sont pour une approche graduelle: bien que cette politique n'ait pas donné, jusqu'à présent, de résultats prometteurs, Tokyo et Séoul estiment que, grâce aux investissements, à l'aide humanitaire et au dialogue, l'Occident peut amener la Corée du Nord à s'ouvrir sur le reste du monde. Ainsi, implicitement, Séoul et Tokyo renvoient toujours la réunification à plus tard. La Chine, quant à elle, souhaite une Corée du Nord plus stable. Mais tient-elle pour autant à une Corée réunifiée? Pékin n'a guère intérêt à disposer d'une frontière commune avec une Corée capitaliste. Surtout si cette dernière devait conserver des troupes américaines sur son territoire!

 

Dans ces conditions, que peut-il se passer?

Alors que nous sommes au début de l'hiver, le PAM a réduit ses distributions de nourriture, et les Etats-Unis ont interrompu leurs livraisons de fioul, dues au titre des accords de 1994. Ces deux aides sont d'une importance cruciale pour Pyongyang. Soit le régime s'effondre, à l'issue d'un bras de fer à haut risque avec Washington. Soit la Chine et la Corée du Sud volent à son secours, dans l'espoir de stabiliser le pays.

Au risque de prolonger le malheur des 21 millions d'habitants.

 

Propos recueillis par Marc EPSTEIN 
©  L'Express 9/1/2003 
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(1) Pierre RIGOULOT est membre du Conseil de Direction de l'Association FRANCE-CORÉE (NDLR)

FRANCE CORÉE Léon C. Rochotte - janvier 2003. Autorisation du 14/1/2003 Groupe l'Expansion-L'Express

 

 

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