Les Coréens et nous
par Martine PROST, Université Paris 7 - Denis Diderot Directrice de l'Institut des Études Coréennes du Collège de France

Extrait de "Culture Coréenne" N° 61 - août 2002

Faire l'amalgame entre Chine, Corée, Japon est, de nos jours, encore la maladresse la plus offensante que vous puissiez faire aux yeux d'un Coréen. C'est nier l'existence d'une culture spécifique à la péninsule coréenne et l'assimiler à celles de ses deux grands voisins. C'est méconnaître le fait que, si l'Empire du Milieu a largement contribué à "civiliser la Corée, celle-ci, tout pareillement, n'a cessé au cours de son histoire de "nourrir" le pays du Soleil levant. Mais pourquoi ce sentiment d'offense face à une méconnaissance que les Coréens sont en réalité prêts à nous pardonner, reportant, par exemple, la faute sur l'éloignement. L'excuse de la distance qui nous sépare est d'ailleurs un leitmotiv que l'on retrouve dans les discours diplomatiques ou dans la bouche des hommes d'affaires du côté français comme du côté coréen et qui, avouons-le, a du mal à convaincre à une époque où le second grand refrain est de clamer la performance des nouvelles technologies qui auraient aboli les distances et mondialisé notre planète. Le prétexte est fallacieux : la distance qui nous sépare n'est pas tant physique. Elle est culturelle. Mais, nous tombons de nouveau dans un cliché bien commode mais combien imprécis. Les différences culturelles qui nous séparent, quelles sont-elles?

Sans prétendre élucider cette question à la fois large et complexe, nous voulons donner ici quelques indications qui pourraient aider à cerner les points identitaires à l'origine de nos différences de perception et de comportements.

 

L'attention portée à l'Occident

Le besoin de reconnaissance dont souffre la Corée est indéniable. Mais en quoi sommes-nous concernés? Demander aux Occidentaux de s'intéresser à la question de l'identité coréenne n'est-ce pas, de leur part, venir chercher chez nous la réponse à un problème qui serait à envisager avant tout dans le contexte régional? En somme, si les Coréens déplorent notre ignorance et aspirent à plus d'empathie, c'est par désolation de constater que ni les Chinois, ni les Japonais ne les ont reconnus pour ce qu'ils étaient, n'ont cherché à savoir ce qu'ils leur devaient et ce en quoi ils pouvaient les admirer. Seuls de grands spécialistes dans des domaines précis tels que l'étude des religions, l'art de la céramique, l'archéologie, l'architecture ont su montrer la réalité et l'importance de l'apport coréen. Pour le reste, l'intérêt se porte vers l'Occident ou bien l'attention est volontairement détournée jusqu'au moment où le conflit éclate au grand jour comme cela a été le cas pour la révision des manuels scolaires d'histoire japonais.

 

Un combat pour la vérité non encore gagné

C'est en constatant avec quelle réticence le gouvernement japonais accepte de reconsidérer certains moments de l'histoire du Japon, à quelle pression il doit être soumis de la part de ses victimes pour admettre qu'il y a eu des débordements et envisager de les présenter comme des faits historiques, que l'on se rend compte de la longueur du chemin qui reste à parcourir en vue d'une vraie reconnaissance de la Corée.

Celle-ci souffre non seulement de l'humiliation qu'elle a subie de la part des Japonais qui, au siècle dernier, voulurent faire d'elle une province nippone mais aussi de la supériorité qu'ils continuent à afficher en refusant de regarder la réalité en face. Rabaissé par des peuples qui lui sont culturellement très proches, le Pays du matin calme souffre de solitude au milieu des siens.

Dans toute relation que l'on noue avec un Coréen, est inscrit, en filigrane, ce sentiment d'isolement et ce besoin de reconnaissance. Dans l'âme des Coréens, on perçoit ce combat mené avec âpreté pour une appréciation visant, à travers un individu, l'ensemble de la nation. Et à ce titre, ils sont plus exigeants que les Japonais: ils ont besoin d'une double reconnaissance, au niveau personnel et au niveau de leur groupe. Ils portent en eux leur patrie et tout ce qui se rapporte à leur identité culturelle les touche profondément.

Un Coréen fera tout pour établir des contacts amicaux avec vous et susciter un rapprochement qui viendra compenser le mépris de certains et prouver que tout peut encore changer. Tout cela est dans le non-dit mais fait néanmoins partie de la relation. Or, le problème est qu'un Français a tendance, de par sa culture, à voir dans son interlocuteur un individu plutôt que la communauté à laquelle il appartient. S'il ignore l'écart psycho-sociologique qui existe dans les rapports interpersonnels avec des Coréens, il risque d'être confronté à des situations inattendues: il peut être choqué de voir une personne coréenne, qu'il aura jugée très ouverte sur bien des points, se montrer d'une extrême susceptibilité, voire agressivité, lors d'une conversation mettant en jeu l'image de son pays. S'attaquer à la Corée est toujours délicat, s'y intéresser toujours apprécié. Mais en quoi la Corée peut-elle nous interpeller?

 

Sa petitesse: un handicap insurmontable?

Il suffit de prendre une carte de l'Asie pour s'apercevoir que la Corée ne saute pas aux yeux. Lopin de terre( 1) en forme de lapin assis sur ses pattes arrière et accroché par les oreilles à l'extrémité d'un continent, on a du mal à la désolidariser de son environnement géo-politique, peine à s'y arrêter. Pourtant, la Corée est-elle le seul petit pays au monde, le seul qui ne soit ni continental ni insulaire?

Plus grande mais péninsulaire tout comme elle, l'Italie a su faire parler d'elle. La civilisation romaine a dominé tout le bassin méditerranéen pendant des siècles, la renaissance italienne marqué l'histoire de l'art. Ce rayonnement a manqué à la Corée qui n'a pas initié de grands courants de civilisation. En revanche, et sans conteste, elle a su favoriser le développement et l'approfondissement des courants de pensée et d'expression qu'elle s'est appropriés (le néo-confucianisme est à cet égard un exemple frappant) et, si elle a rarement occupé le devant de la scène, son rôle a toujours été déterminant dans la mesure où elle a aidé ses puissants voisins à accéder à cette place de choix en première ligne. Néanmoins, la Corée éprouve une certaine amertume face au fait que peu de grands personnages coréens aient marqué l'histoire mondiale. On peut s'interroger sur le pourquoi de cette situation.

 

Etre créateur: notre Dieu tout puissant

Pour déclencher un intérêt particulier dans l'esprit des Occidentaux, il faut être créateur, producteur, inventeur d'idées, de concepts. Il faut être à l'origine de quelque chose. La capacité à appliquer, développer, améliorer, aménager une technique ne déclenche pas chez nous d'admiration. (Rappelons-nous des critiques acerbes faites au Japon dans les années 70 !) Notre attention se porte assez peu vers les transformations, les mutations. Elle est, en revanche, éblouie par l'étincelle créative. Dans notre culture, seul ce qui révolutionne est digne d'intérêt. L'évolution ne fascine pas (même si on sait qu'évolution et révolution ont la même étymologie !). Le génie coréen existe mais nous dépasse. Nous avons besoin, nous, d'être propriétaires, pionniers. Les Coréens le sont, à leur manière. La touche de liberté, la pointe d'hu- mour, le goût de la simplicité, le sens du raffinement non codifié, le clin d'œil au public, le pied de nez au moralisateur, l'acharnement, la désinvolture, l'éclat de rire, le jeu du formel, l'immaturité, la naïveté cachée, la logique réinventée, l'équilibre instable que l'on retrouve partout, la volonté de chamboulement, tout cela fait que ce qui passe dans leurs mains sort avec une autre âme. L'exposition "Nostalgies coréennes" présentée récemment au musée Guimet illustre parfaitement l'esprit créatif et espiègle des Coréens qui se plaît à user à sa guise des techniques picturales traditionnelles chinoises. Ne regarder que le point de départ, la source, le principe originel, c'est manquer l'essentiel et, à coup sûr, manquer d'observa1ion et d'ouverture.

Et quand bien même il y a invention coréenne, la partie n'est pas pour autant gagnée. Le premier cuirassé, le bateau-tortue (kobukson) , inventé par les Coréens, n'a pas causé de mouvement d'admiration générale même si l'idée tient du génie et si sa concrétisation mena à la grande victoire de Yi Sun-sin (1545-1598) sur Toyotomi Hideyoshi (1536-1598). La création du han'gul (2) système d'écriture alphabétique utilisé dans la péninsule coréenne, est une invention unique, mais qui est longtemps passée inaperçue. La raison en est simple: ce nouveau système gra- phique, tout aussi novateur et ingé- nieux qu'il soit, n'a pas dépassé les frontières du pays. De surcroît, on est bien obligé de constater que, même à l'intérieur de la péninsule, son apparition n'a pas fait l'unanimité puisque la majorité des lettrés prirent position contre. A coup sûr, toute innovation a des opposants, mais on ne peut pas dire que l'alphabet coréen se soit imposé rapidement ou ait révolutionné l'écriture et la diffusion des écrits dans le royaume Choson puisque son utilisation dans les publications officielles ne sera adoptée qu'à la fin du 19" siècle, soit quatre siècles après sa création. On est donc loin du cas des idéogrammes chinois qui se propagèrent au dehors de l'Empire et furent adoptés comme medium d'écriture en Corée, au Japon et au Viêt-nam, donnant parfois même naissance à d'autres types de graphies comme les kanas, (écriture syllabique japonaise).

Qu'on le veuille ou non, il ya un décalage entre la perception que les Coréens ont d'eux-mêmes et celle que nous pouvons avoir d'eux. Leur fierté est un sujet qui revient souvent quand on parle de la Corée. Elle mérite donc qu'on s'y arrête.

 

La fierté nationale: un atout?

Que vous interrogiez les Asiatiques ou les Occidentaux, si vous leur demandez ce qui caractérise les Coréens, ils vous répondent le plus souvent que c'est leur fierté nationale. Mais à quoi tient cette fierté? Doit-on y voir l'impact du mouvement d'indépendance du 1e' mars 1919, si admirablement lancé contre le pouvoir nippon, ou le résultat des dictatures qui fleurirent dans la deuxième moitié du 20e siècle et imposèrent, au Nord comme au Sud, une idéologie basée sur la notion de dignité et de grandeur du peuple coréen? Il faut sans doute remonter plus loin dans l'histoire et parler du hwarangdo (3) de l'époque Silla, ou faire référence à la philosophie confucéenne qui, en prônant une société hiérarchisée et régie par une moralité collective stricte, a insufflé dans le peuple une forte conscience de son intégrité et de ses potentialités.

Quelles que soient les raisons que l'on évoque pour expliquer cette fierté, comment ne pas la trouver normale? Peut-on imaginer qu'un pays aussi petit que la Corée puisse s'imposer face aux autres nations sans s'appuyer sur une perception positive et valorisante de ce qu'il est? Sa fierté nationale est un atout. Si elle nous paraît excessive, cela tient à notre tendance à associer la grandeur d'une nation à sa participation active à la destinée du monde, nous y avons fait allusion plus haut. On se doit d'être nuancé sur ce sujet: en Corée, le sentiment nationaliste est partagé par l'ensemble de la communauté, alors que dans l'Hexagone, très mélangé, il tend à varier d'une personne à une autre ou d'un groupe à un autre. De surcroît, pour un Français, croire en la grandeur de la France n'implique pas, comme chez un Coréen, la nécessité d'une défense de la cohésion sociale ou d'un dévouement à la cause générale. C'est ce qui explique que l'on observe avec un petit sourire moqueur (parfois aussi envieux) l'engagement inconditionnel des Coréens dans les grands enjeux de leur patrie. Leur soutien au gouvernement pour sortir de la crise économico-financière de 1997 nous a laissés rêveurs. Cette réaction de soutien à son pays est naturelle chez un Coréen.

 

La vitalité des Coréens et leur pacifisme historique

Un des aspects de l'histoire de la Corée dont les Coréens sont fiers est qu'ils forment un peuple qui n'a pas fait couler le sang autour de lui. Leur histoire,de ce point de vue, est enviable. Ce pacifisme de fait est, toutefois, générateur d'ambivalence: les Coréens se posent extérieurement comme l'exception, celle d'une nation qui n'est pas tombée dans le schéma habituel d'ascension étatique par le pouvoir que l'on s'octroie sur les autres, ce qui ne les empêche pas, d'un autre côté, de souffrir intérieurement d'un sentiment de frustration. Tout aussi "exemplaire" que leur histoire ait été en termes de non empiètement sur ses voisins, il n'est peut être pas si facile pour la Corée d'accepter d'avoir été aussi peu conquérante. On peut penser que, dans leur inconscient collectif, les Coréens se sentent minimisés de ne pas avoir pu affirmer leur supériorité. Et cela est d'autant plus difficile à admettre que leur intention n'était sans doute pas de défendre une politique d'humilité par conviction philosophique ou humaniste. Ils ont été hors norme parce qu'à une époque où s'imposer par les armes, conquérir des territoires, coloniser des peuples était de mise, ils ne pouvaient pas se permettre ce luxe. La guerre de Corée peut être interprétée, quelque part, comme une pulsion interne et ultime en vue de braver son passé et de montrer qu'on est capable de passer à l'acte. - La cruauté avec laquelle les yangban (4) dominateurs traitaient le bas peuple (somin) ne fait-elle pas, elle-même, partie du même registre? -

Que cette interprétation soit sujette à caution, nous l'admettrons, mais il est probable que, pour les puissances voisines, la non agressivité de la péninsule ne soit pas forcément perçue comme une qualité. Par ailleurs, si les Japonais rechignent à reconnaître les actes barbares qu'ils ont commis envers les Coréens tout au long de leur histoire et en particulier lors de la colonisation, c'est parce que tout cela leur paraît de " bonne guerre ", puisque ces actes étaient monnaie courante à l'époque. Le repentir n'intervient que a posteriori, forcé et contraint en l'occurrence. Il surgit peu à peu avec le recul qu'une nation prend par rapport à son passé, lorsqu'elle est confrontée à un monde dit démocratique où la défense de valeurs humanistes est mise en avant. Le nouveau regard que l'on porte actuellement sur la guerre d'Algérie procède de cette démarche.

Communiquer avec les Coréens sur leur histoire n'est pas chose facile car c'est un sujet qui les touche profondément. Sur une question comme celle de la non-agression de la Corée envers un pays tiers, ils sont en droit d'affirmer que leur pays a volontairement choisi cette politique axée sur la défensive. Ce qu'en revanche ils se doivent de reconnaître, c'est que leur société n'est pas des plus pacifistes. La violence y est très présente.

 

Surplus d'énergie ou violence latente?

Qui n'a pas vu à Séoul, au détour d'un boulevard, deux ajosi (hommes d'âge moyen) s'empoignant et s'insultant suite à un accident de voiture, ou, dans un marché de la ville, deux ajumma (femmes d'âge moyen) s'arracher les cheveux devant un étal à cause d'une discussion qui a mal tourné? Sans compter les maris en état d'ivresse qui battent leurs femmes ou les prostituées qui sont battues sans plus de gêne dans les rues par des hommes sortis d'on ne sait où et repartant comme ils sont venus sans explication, et sans doute sans remords, car peut-on respecter une femme qui vend son corps? Qui n'a pas entendu parler de la violence des manifestations estudiantines ou ouvrières en Corée du Sud? Qui pourrait dire que le massacre de Kwangju ordonné en mai 1980 par le président sud-coréen, Chun Doo-hwan, n'a été qu'un faux pas?

Cette tendance aux débordements, justifiés ou injustifiés, est caractéristique de la société coréenne, ou, en tout cas, l'a été jusqu'à une époque très récente. Non seulement un automobiliste pouvait se battre dans la rue, mais il le faisait sans se préoccuper un instant du dérangement causé aux autres conducteurs et si, par malheur, quelqu'un venait à lui reprocher quelque chose, il pouvait, sans aucun scrupule, lui allonger un coup pour cause d'intervention intempestive dans une histoire où il était le seul à savoir ce qu'il avait à faire. Dominants, impulsifs, beaucoup de Coréens le sont.

Ce trait de caractère, associé à certaines contraintes ou acceptations sociales, donne des résultats qui peuvent surprendre: pour reprendre l'exemple de la conduite, à la fin des années 80, un automobiliste en état d'ivresse Qui écrasait un passant était excusé par le fait qu'il était ivre. L'abus d'alcool, au lieu d'être un facteur aggravant, le déculpabilisait vis-à-vis de sa victime. Cela était socialement accepté car, dans l'esprit de tous, le véritable responsable de l'accident était la société qui imposait à ses membres de travailler sans relâche et ne leur proposait comme remède au stress de la vie quotidienne que l'alcool. En quelque sorte, on avait affaire à un accident du travail. La vision était communautaire et non individualiste.

Une page est désormais tournée: la conduite en état d'ivresse est maintenant lourdement pénalisée. Mais, cet état d'esprit perdure à d'autres niveaux. Par exemple, on acceptera encore assez facilement qu'un aîné frappe ou sermonne sans ménagement un cadet qui a mal agi, le but étant de lui montrer le droit chemin et la fin justifiant les moyens. Etre violent ou autoritaire n'est pas l'exception et c'est encore considéré par certains comme une preuve de l'intérêt que l'on porte aux autres, une marque d'amour en quelque sorte. Toutefois, la place que l'on occupe dans la société codifie ces actes: quelle qu'en soit la raison, avoir recours à la violence face à un supérieur ne rentre pas dans les cas défendables!

Les Coréens rejettent de plus en plus ces pratiques abusives mais l'observation de leurs comportements amène à penser que trouver la juste mesure n'est pas leur premier souci. L'individu oscille constamment entre deux extrêmes: respecter une certaine formalité par nécessité sociale et laisser libre cours à ses émotions par besoin d'extériorisation. Les Coréens sont trop spontanés pour pouvoir établir un équilibre entre ces deux types de conduite. A la différence d'un Japonais, un habitant de la péninsule pourra passer d'un extrême à un autre, pleurer et rire, vous saluer humblement et un peu plus tard vous taper sur l'épaule, vous dire qu'il viendra seul chez vous et arriver avec trois amis, s'accrocher violemment avec vous et, dans l'instant suivant, sur un simple mot d'excuse, vous emmener chez lui, téléphoner en pleine nuit d'un bar pour vous demander sur un coup de tête de le rejoindre, sans s'offusquer si vous refusez mais en insistant malgré tout car "qui ne tente rien n'a rien ".

 

S'en remettre au kibun

Agir selon son kibun, c'est-à-dire selon l'humeur du moment, ou évaluer une situation sur le champ par le biais de son nunch'i, à savoir sa capacité à percevoir les choses sans qu'elles n'aient été dites, font partie de ce qui rend les Coréens si différents et si attachants. D'autant plus que, tout en ayant un caractère à la fois spontané, vif et généreux, qui leur fait exprimer ouvertement leurs sentiments, ils ont, présent au fond de leur cœur et inscrit dans leurs traditions, ce respect infini pour les êtres qui savent garder leur calme en toutes circonstances, pour les grands maîtres qui ont su se détacher du monde de la causalité pour en dépasser les contingences et atteindre la plénitude.

Mais ce qui fait que l'on tombe sous le charme c'est que, chez les Coréens, la sagesse elle-même doit comporter une pointe d'humanité si elle veut les rallier à elle: un moine fera leur admiration s'il oublie un sûtra pour avoir admiré le pan d'un hanbok de femme qui, le temps d'un éclair, illuminera l'entrebaîllement d'un panneau coulissant du hall du monastère ; la solennité d'un rituel ancestral ne sera pas mise en péril par l'éclat de rire d'un enfant arrivé en courant, la beauté d'une céramique se révèlera à travers l'irrégularité à peine perceptible d'une ligne plus marquée que les autres. Le monde ne peut pas se réduire à une équation. Une règle n'a de sens que par ses exceptions. Les Coréens l'ont toujours su.

 

Une logique basée sur l'énergie et la sincérité

Cette irréductibilité, cette mouvance, cette flexibilité, cette impermanence des choses, les Coréens non seulement l'acceptent mais en font leur force. Nous sommes, quant à nous, plus rigides, moins adaptables. Nous quittons une croyance qui ne nous convainc plus pour une autre, alors qu'ils peuvent être bouddhistes, confucéens, catholiques et chamanistes à la fois sans que cela ne blesse leur raison. Descartes est connu dans la péninsule parce que l'esprit cartésien n'y est justement pas prédominant: être cohérent, avancer des arguments qui se tiennent n'est pas indispensable pour convaincre. Inscrire des projets dans le long terme ne convient pas à leur caractère. Ce qui prime est l'énergie (ki, hwalgi) que l'on met à faire les choses, la sincérité (songui) que l'on exprime à travers une attitude et le chong (sentiment de proximité) que l'on ressent qans les relations qu'on a avec les autres. Les Coréens écoutent au-delà des mots et appréhendent les individus en fonction de la concordance qui existe entre ce qu'ils disent verbalement et ce qu'ils laissent paraître émotionnellement. C'est quelque chose qui se rencontre certainement dans d'autres cultures mais de manière moins marquée et moins systématique. Chez nous, la cohérence du discours primera sur le reste.

De même, nous trouverons déstabilisant qu'une relation d'amitié liée avec quelqu'un puisse fluctuer selon les moments et les contextes: une personne avec laquelle vous étiez proche peut soudainement s'éloigner de vous sans que vous ne sachiez ce qui est à l'origine de cette mise à distance inattendue. Le plus souvent, un changement dans sa vie professionnelle ou privée en est responsable. Mais, là où un Français donnerait des raisons et tenterait de se justifier, un Coréen n'aborde pas le sujet. En effet, si les rapports ne sont plus aussi étroits, c'est qu'ils ne peuvent plus l'être et s'appesantir sur le pourquoi et le comment de ce changement ne serait pas d'un grand soutien. Au contraire, l'indéterminé ouvre la place à tout un faisceau de possibilités dans lequel on peut aller piocher à sa guise: on est libre d'apporter une fin heureuse ou malheureuse à cette histoire ; on peut décider de rester sur un souvenir idyllique ou désastreux. Un Coréen dira kulorsudo itta (cela fait partie des choses qui arrivent) et le dossier sera classé. Ou plutôt non, il restera ouvert mais placé de côté, en attente d'un événement qui fera de nouveau basculer la situation. Pour nous, Français, qui avons besoin d'analyser et de comprendre les choses, ce genre d'événements est frustrant.

Par contre, il y a des cas inverses où l'absence de concertation verbale sera mal vécue par un Coréen tandis qu'un Français n'y verra pas d'inconvénients. Ne pas avoir été informé de l'organisation d'une sortie, d'un départ à l'étranger pour des études, d'une rencontre avec un ami commun n'a rien de dramatique chez nous. Dans la société coréenne, c'est un affront de ne pas être consulté lorsqu'on estime devoir l'être de par son âge, son statut familial, sa position sociale ou sa situation professionnelle. Même si l'on sait qu'une personne n'est impliquée qu'à un moindre degré et que la décision finale sera prise indépendamment de son avis, il convient de la tenir au courant de ce qui se passe et de lui demander conseil. Rien de tel pour provoquer le mécontentement de quelqu'un que de le mettre devant un fait accompli. Et il ne s'agit pas de passer un simple coup de fil. Bien souvent, il faut se déplacer et voir la personne. Du côté français, on préfère en général ne pas avoir à se mêler de ce qui ne nous touche que de loin et on n'est pas obligatoirement offusqué de découvrir qu'une affaire s'est réglée sans qu'on nous ait demandé notre opinion.

Entre tradition et modernité, compréhension et incompréhension

Il est utile de connaître ces différences culturelles car cela facilite les relations que l'on peut avoir avec les Coréens, mais il est surtout passionnant de les découvrir peu à peu à travers sa sensibilité et ses propres repères. Tant que nous ne pourrons pas côtoyer des Coréens de manière plus régulière, ils resteront pour nous un peuple difficile à sonder. Tant que nous n'aurons de Séoul que la vision de kilomètres d'appartements alignés à perte de vue comme des rangées de dominos, nous ne pourrons pas nous empêcher de penser que la vie des Séoulites est un enfer. Entre tradition et modernité, comme on le dit souvent, la Corée reste une énigme pour nous: inaugurer l'immeuble le plus moderne de la capitale en se soumettant aux cérémonies traditionnelles les plus anciennes et en plantant devant la porte d'entrée en verre polychrome une tête de porc aux oreilles truffées de billets de banque tient du baroque. Pourtant, n'est-ce pas une façon de dire que le monde est multiple, que le flot essentiel, celui de la vie et des esprits, n'a pas de limites, qu'on aurait tort de vouloir tout ramener à soi, à ses croyances du moment... à une modernité qui sombrera, elle aussi, un jour.

Notes

1. La péninsule coréenne s'étend sur 222 154 km' soit une superficie égale à 40% de celle de la France.

2. Le han'gul est un système de 24 signes alphabétiques, créé au 15' siècle à l'initiative du roi Sejong (1397-1450).

3. Le hwarangdo était une organisation de type militaire et religieux, apparue à l'époque de Silla (57 av. JC.-935) et qui avait pour but d'éduquer les jeunes aristocrates.

4. Le mot yangban fait référence à la classe des nobles qui regroupait la noblesse civile et militaire

 

Martine PROST


Extrait de la revue "Culture Coréenne" N°61 - Août 2002
Directeur de la publication: SOHN Woo-hyun
Rédacteur en Chef: Georges ARSENIJEVIC
   Centre Culturel Coréen  - Ambassade de Corée en France
   
   FRANCE-CORÉE - L.ROCHOTTE Septembre 2002

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