Par Jean Hourcade, ancien attaché culturel près l'Ambassade de France à Séoul
Ancien vice-président de l'Association France-Corée
Article paru dans CULTURE CORÉENNE N° 46 - Juillet 1997
Dans le cadre d'une soirée organisée par l'Association FRANCE-CORÉE, Monsieur Jean Hourcade nous a proposé le 15 juin 1997 au Centre culturel coréen, une passionnante conférence intitulée "Comment peut-on être Français ?", titre évocateur et humoristique suivi d'un sous-titre plus sérieux : Essai d'interprétation à l'usage de nos amis et hôtes coréens. S'agissant d'un sujet tout à fait intéressant pour nos lecteurs et eu égard à la prestation du conférencier, nous avons demandé à celui-ci de reprendre son texte sous forme d'article dans nos colonnes. Le texte ci-dessous est donc une version adaptée de la conférence de Monsieur Hourcade.
Je vais traiter d'un sujet que 60 millons d'autres Français pourraient sans doute traiter aussi bien ou mieux que moi, chacun, comme nous le disons, "voyant midi à sa porte".
Simplement votre serviteur a passé l'essentiel de sa carrière à parler de son pays à travers le monde, et notamment en Corée, et je me suis toujours senti homme des marches, né près d'une frontière (donc, en un sens, encore plus "dedans" que les autres mais les yeux nécessairement ouverts vers l'outre-monts) , né d'une mère d'origine étrangère récente, marié à une Asiatique, père de métis... Tout ceci m'a peut-être donné en partage un regard particulier sur ma propre identité nationale.
Je vais essayer d'en parler avec l'esprit et le cur, sans langue de bois, honnêtement, mais sans illusion non plus sur une "objectivité" impossible en pareille circonstance. On ne peut parler que "subjectivement" de sa Patrie. Je partage en effet cet orgueil insensé, "cette fierté anxieuse" au sujet de notre pays qui peut-être nous caractérise malgré les apparences, orgueil et fierté mélangés à un certain nombre de complexes.
Nos relations franco-coréennes ont connu quelques turbulences ces derniers temps et, par ailleurs, la situation politique de la France a connu, elle, un séisme qui mérite un essai d'analyse. De Gaulle disait : "la France vient du fond des âges". C'était pour lui une personne ("Notre-Dame la France") et qui, comme une personne humaine, est le résultat de filiations très diverses.
Certaines très anciennes Nations, comme la Corée, sont fondamentalement ou ont fini par devenir des ethnies presque homogènes, racialement, culturellement, linguistiquement. C'est un avantage pour leur cohésion. Cela peut avoir des inconvénients dans leurs rapports avec l'étranger. La France, elle, n'est pas une ethnie. En gros, depuis le premier millénaire avant J.C., le territoire européen de la France actuelle est peuplé de Celtes, cousins des Irlandais, et des Gallois actuels, dont le nom est un doublet de "Gaulois", les premiers habitants connus de la Gaule pendant la période historique. Les Gaulois eux-mêmes étaient répartis en nombreuses tribus très différentes entre elles, rivales, mais unies par un système de valeurs et un substrat linguistique communs, et c'est ce sens de commune appartenance qui les a fait s'unir de façon circonstantielle devant l'envahisseur romain.
Ce deuxième élément ethnique, les Romains, Latins eux-mêmes longuement influencés par la civilisation grecque, est venu se superposé au substrat celtique pour donner naissance à la civilisation gallo-romaine, premier vrai creuset de la Nation. Le latin, ancêtre du français, s'est alors installé définitivement dans une aire extérieure à la romanité méditerranéenne d'origine. Lorsque l'empire romain chancela, les "barbares" du Nord de la Germanie (les Gréco-romains appelaient barbares ceux qui disaient BAR-BAR-BAR au lieu de parler correctement le latin ou le grec), se taillèrent des royaumes chez nous, dont l'un, le royaume franc, avec Paris pour capitale, finit, avec Clovis, notre premier roi (baptisé à Reims) par devenir le noyau du futur état centralisé que nous connaissons. Nous devenions ainsi, à la fois la "FRANCE", c'est à dire le "Pays Libre", le "camp des hommes libres" (celui qui parle franc s'est affranchi de l'empire), la première nation chrétienne et le plus ancien État d'Europe après la chute de l'empire. Il ne faut jamais oublier cela. Cet acte fondateur, dont le 1500ème anniversaire a été célébré par le pape l'an dernier, est inscrit dans notre mémoire collective, et sera la source de tout le reste, de toute notre culture étatique à venir.
Nous sommes donc, en résumé, une population à fond celtique, latinisée, dont l'état est d'essence germanique (pensez au blanc de notre drapeau, héritier des fleurs de lys des rois, symbole de pureté : "GERMAIN" voulait dire authentiquement pur... comme on dit "cousin germain"). Notre sensibilité est marquée par le monde celtique. Notre culture classique est gallo-romaine (le respect du droit écrit, du verbe). Nos valeurs et nos traditions sont judéo-chrétiennes ("gesta Dei per Francos" - les actes de Dieu passent par les Francs Cf Les Croisades) ; notre tradition étatique est fondée sur la fidélité à l'autorité, suivant la mode germanique. Les rois de France se pensaient héritiers des empereurs de Rome ("le roi de France est empereur en son royaume") et le catholicisme dominant (depuis Clovis) a renforcé ce besoin de centre : Rome, Athènes, Jérusalem, en général plutôt le sud d'où vient le soleil. Pensez à ce mot "centre ville", qu'on voit partout inscrit chez nous et qui n'est pas traduisible dans tous les pays. Ce besoin de centre, j'y reviendrai, s'explique du fait même de notre nature centrifuge originale : nous avons besoin de références incontestables.
À ces trois courants primitifs il faut ajouter beaucoup d'autres rapports ethniques et culturels successifs : d'abord les Basques, sans doute premiers occupants de tout le quart Sud-Ouest, et d'où je descends moi-même, et avant eux les merveilleux artistes de Lascaux il y a 20.000 ans. Puis les Normands, venus en cruels prédateurs de Scandinavie, pour finir par s'installer sagement en Normandie où la blondeur des cheveux témoigne aujourd'hui encore de l'importance de l'apport nordique. Puis les Arabes, vaincus à Poitiers, mais qui ont eu le temps de séjourner en Aquitaine, et bien sûr, le flux incessant des immigrations individuelles attirées vers une terre riche ou réputée plus à l'abri des persécutions : Juifs d'Espagne et d'Europe de l'Est, artisans ou artistes italiens, soldats de toutes les armées restés sur place. Pour toutes ces raisons, notre nation, la plus ancienne du continent, est atypique en Europe. Elle est un creuset constitué par un état de façon volontariste et non naturelle. Les Américains disent un "melting pot". C'est le fruit d'une politique. Lorsque je lis dans les revues anglo-saxonnes le mot "ethnic French" à propos des francophones de Louisiane ou du Canada, cela me fait sourire. Les deux mots sont incompatibles. Les Québecquois viennent du Poitou, de Normandie ou du Pays Basque : trois "ethnies" sans rapport.
Actuellement un Français sur quatre aurait au moins un grand parent étranger, et un sur huit serait d'origine étrangère directe. N'oublions pas non plus les territoires d'outre-mer, majoritairement peuplés de non-Européens d'origine. Il suffit de regarder les noms d'un annuaire téléphonique ou la composition de l'équipe de France de football pour constater que nous ne sommes pas une ethnie. Nous sommes pourtant d'un patriotisme ombrageux. Qu'est-ce qui nous unit donc ? Comment peut-on encore être Français ?
Selon moi, une définition possibler de la francité serait ceci : c'est dire "nous" à propos de ce qui s'est passé dans le périmètre français, et que nous avons fait ou subi, depuis 2000 ans, victoires et défaites comprises, gloire et humiliations comprises.
J'ai, un jour, entendu un jeune immigré critiquer les Croisades, très discutables peut-être, mais indissociables de l'idéal français médiéval. Un de ses copains, musulman comme lui, lui a répondu devant moi "les Croisades c'est à nous aussi". Il avait raison. Pour moi qui suis catholique, j'aurai honte jusqu'à la fin de mes jours de la St Barthélémy et de la révocation de l'édit de Nantes. Mais j'assume de péché de mes ancêtres. La France est un tout qu'on ne peut débiter à la carte de sa convenance.
On peut aussi se dire que si 40% des Français se savent d'origine étrangère proche, 60% font a contrario partie de la souche, du fleuve initial venu du fond des âges que les autres rivières ont rejointes.
Vous, Coréens, pouvez devenir Français -certains le sont déjà- si vous voyez les choses sous cet angle. La France est un pays ouvert et pré-existant. Dire que c'est un "pays d'immigration" est exact, mais c'est une définition incomplète.
À cet égard, cette conception de la nation rejoint celle des États-Unis. C'est la raison pour laquelle nous sommes en quelque sorte rivaux au plan moral. Nous sommes souvent agacés, parfois blessés, du fait que nos amis (et parfois adversaires) américains ignorent tant de choses à notre sujet. La proortion des étrangers et même des gens de souche étrangère est du même ordre de grandeur en France et aux États-Unis, ce qui constitue l'un des éléments de notre fameuse "exception française". Pourtant, les Américains et les Anglosaxons s'obstinent à nous voir "latins" stéréotypés. Avez-vous remarqué que l'archétype du Français, dans leurs films ou leurs médias, est toujours du genre 'beau brun ténébreux", "Latin lover" : Yves Montand (né italien), Charles Aznavour (Arménien), Cantona (mi-Italien, mi-Espagnol), ou Fernando Rey (Espagnol, supposé être l'archétype du Français chic dans "French Connexion"). Cela ne me gêne pas, mais pourquoi pas de temps en temps un blond, un noir ou un Breton (par exemple un Breton noir comme tel nouveau député du Finistère) ? J'y vois en fait une propension nordique à la classification communautariste, une prétention à vouloir incarner la norme, que je récuse de leur part. J'y vois aussi une tentative inconsciente de vouloir marginaliser la France. La norme, c'est nous aussi : nous sommes au centre de tout, ne serait-ce que par notre position géographique inconfortable. Car les Français, c'est un point à retenir, ont horreur qu'on les classifie, qu'on les étiquette, a fortiori qu'on leur attribue un rôle préétabli dans une classification qui serait une division internationale du travail (par exemple à vous les vins et les parfums, à nous l'aéronautique). Nous ressentons cela très durement, j'y reviendrai. Dans son dernier ouvrage, l'ancien ministre de l'éducation François Bayrou, relève que par quelque bout qu'on prenne la France, elle est d'essence, ou de prétention universelle. Nous voulons dire par là que ce qui nous unit, ce n'est ni un territoire fixé pour toujours (comme l'est une île ou une péninsule : Japon ou Corée), ni une ethnie, ni une économie, ni même un ensemble d'intérêts permanents. Ce qui nous unit c'est un projet, ce sont des idées, ou des réalités immatérielles, au premier rang desquelles notre langue. Notre langue française (dont nous ne sommes pas "fiers" comme j'ai trop souvent entendu) est devenue un élément de notre identité même, puisque c'est lentement autour d'elle que s'est soudée l'unité nationale. Être Français, c'est dire "nous" depuis Vercingétorix, et c'est le dire en français bien sûr.
Les Coréens sont très fiers de leur langue. Il s'y identifient aussi, mais ils n'ont pas le même rapport avec elle que nous avec le français, car le coréen leur est naturel. Le français ne nous est pas naturel à l'origine. De même que pour Renan une nation est un "plébiscite de tous les jours", de même le français a été pour nous l'instrument, le symbole même de l'adhésion à la Nation. Aucun de mes quatre grands-parents n'avait, par exemple, le français pour langue maternelle. L'apprendre devenait adhésion au pacte national. C'est la raison pour laquelle la prétention de certains milieux anglophones de faire de leur langue le seul idiome international nous blesse tellement. Nous pensons le français comme langue elle-même internationale, depuis plus longtemps d'ailleurs. Elle est parlée dans 49 pays, et en tout état de cause elle est exclusive, souveraine maîtresse de nos terres.
Lors du psychodrame de ce qu'on a -à tort- appelé "l'affaire Daewoo", la question de la langue a joué pour beaucoup. Plusieurs journaux, non des moindres, ont affirmé que l'encadrement coréen des usines en France communiquait en anglais avec la maîtrise. Cela a aggravé notablement les crispations : à tous les niveaux, de par la loi comme de par l'usage, "la langue de la République est le français". Je sais que l'encadrement français en Corée ne parle pas souvent le coréen dans les entreprises qu'il dirige. Nous sommes à cet égard, c'est vrai, moins tolérants que vous. La situation, d'ailleurs, serait la même dans le monde anglophone, où il est impensable de travailler dans une autre langue que celle du pays, l'anglais. Nous sommes une République une, laïque, indivisible ; un état jacobin, régalien, démocratique, mélange de souplesse et de raideur, élaboré péniblement au cours des siècles pour surmonter nos contradictions, offrir un espace commun de liberté (la laïcité), et une armature sûre et protectrice. On ne peut donc jouer impunément avec ce qui constitue notre identité même en tant que Nation.
Nos contradictions, on les observe aussi dans le rapport ambigu que nous entretenons avec l'autorité, les consignes écrites, les textes. C'est sans doute un héritage de la culture catholique dominante : nous les moquons, agissons parfois à la limite de l'incivisme (par exemple en traversant en dehors des clous, ou en resquillant), mais, faisant cela, nous les sacralisons. À quoi bon enfreindre quelque chose qui ne serait pas sacré ? C'est ce que les étrangers comprennent mal. Notre apparente auto-dérision et notre indiscipline cachent parfois un chauvinisme ombrageux : Liberté, Égalité, Fraternité, la Marseillaise, le drapeau tricolore, on en plaisante précisément parce c'est intouchable. Lorsque, lors du dernier "Sidaction", émission télévisée anti-SIDA, on a entendu des manifestants s'en prendre collectivement à la "nation" française, les dons ont chuté de 90% dans l'instant. Un effet identique s'est produit chez les téléspectateurs lorsqu'ils ont vu des manifestants australiens brûler le drapeau tricolore au moment des manifeStations anti-nucléaires de 1995. Ils pouvaient faire beaucoup de choses -les Français en faisaient aussi- mais pas ça. C'est toujours pour nous le symbole de la liberté. Des millions de Français sont morts au combat derrière cet emblème. Ce n'est pas l'étendard d'un souverain, mais celui d'un Peuple et d'une Histoire. On pouvait faire beaucoup de choses, mais pas ça ! C'est un peu puéril, mais c'est ainsi qu'on réagit en France, toutes tendances politiques confondues.
J'ai évoqué précédemment le chauvinisme. Celà m'amène à parler du sens du territoire, qui nous caractérise...
Le chauvinisme français n'est pas l'insularité britannique. Nicolas Chauvin brave soldat de la Première République qui lui a donné son nom, voyait l'ennemi tous les jours. Le chauvinisme implique un sens exacerbé du territoire et de la frontière, la conscience de l'étranger, et non son ignorance. Selon moi, le chauvinisme n'implique vraiment ni arrogance, ni mépris, ni xénophobie réelle, mais inquiétude à l'égard de notre pré carré. Actuellement, il serait faux de croire que la majorité des électeurs de tel parti d'extrême-droite épouse ses idées xénophobes ou racistes. Leur vote, le plus souvent protestataire, est un signe d'angoisse, de crainte de dépossession : dépossession de leur environnement, de leur art de vivre. C'est une posture instinctive de défense contre l'agression devant une menace réelle ou supposée. J'ai abordé ce sujet directement avec des responsables de communautés immigrées, et je me suis rapidement trouvé d'accord avec eux sur ce fait : beaucoup d'hostilité disparaitraît si le simple comportement primaire de "l'étranger" se conformait aux rites locaux. Encore faut-il les connaître. L'Américain qui m'interpelle à haute voix sur le boulevard Saint Germain, le jeune Beur à casquette retournée marchant ou vous dévisageant d'une certaine façon, cela est perçu, souvent à tort, comme une provocation. Il existe en fait une grammaire du comportement, comme de l'habillement. Roland Barthes l'a bien décrite comme aussi Michel Tournier dans le Roi des Aulnes : le facteur allemand, écrit-il, est à 100% habillé en facteur. Tout indique dans le pli de son costume, le port de sa casquette, qu'il s'identifie entièrement à sa fonction : porter le courrier de la Bundespost. Le facteur français, lui, indique par son col déboutonné et sa casquette en arrière qu'il est facteur, certes, mais aussi peut-être syndicaliste, joueur de boules, père de famille ou pêcheur à la ligne. Pourtant il porte ses lettres aussi bien que l'autre. Il s'agit simplement d'une forme de rébellion convenue, d'une fausse désinvolture (il s'agit d'être sérieux sans se prendre au sérieux), de montrer qu'on ne veut pas se laisser étiqueter, duper, "chosifier", réduire. Avec sa casquette en arrière, le facteur français hisse ses couleurs et témoigne pour tous ses territoires et ses jardins secrets, son droit à l'universel : c'est une forme de témoignage pour la liberté.
Le libéralisme, d'essence anglo-saxonne, issu d'un peuple insulaire de commerçants ayant un besoin vital de la liberté des mers, part du principe que le droit de circuler, d'échanger, donc de franchir les frontières est plus sacré que les frontières. Il est, selon moi, renforcé par la morale germanique : pour les Germains, si un guerrier ou un peuple est plus fort, il a le droit, presque le devoir de vaincre. Dans le monde gréco-latin, de droit romain, la force ne prime pas le droit, et à la limite, même s'il est nuisible en fin de compte pour tout le monde, le protectionnisme constitue un droit premier : "charbonnier est maître chez soi". Les Français ont produit Lamarck et son évolutionnisme, les Britanniques Darwin : la survie du plus fort.
Notre colbertisme, c'est à dire l'intervention de l'État dans l'économie, avait en effet pour but d'éviter au pays de devenir stratègiquement dépendant de l'étranger. Avec sa taille et sa géographie, la France (comme la Chine) pouvait autrefois se le permettre. Pour l'Angleterre au contraire, cela fut toujours géographiquement inimaginable. Les États-Unis ont repris la tradition. Pour le Commodore Perry, il était à la limite immoral que les rivages du Japon (ou du Royaume Ermite) ne s'ouvrent pas à l'Occident. Pour les Français, c'est plus nuancé. Les guerriers celtes luttaient pour l'honneur, les guerriers germaniques (francs par exemple) luttaient pour vaincre. Le plus fort doit exercer son droit. Je me souviens de cette scène dans le film Guerre et Paix selon Tolstoï : on y voit, une veille de bataille, un soldat anglais repèrant à la lunette Napoléon passant ses troupes en revue, demandant à son général le droit de le mettre en joue, à partir de son poste d'observation éloigné. Ce lui fut refusé. Les spectateurs français ont tendance à se dire naïvement : "bien sûr, cela ne se fait pas ! Il est dans son camp...". De la même manière, les Français, en terrien qu'ils sont, ont tendance à se dire qu'on doit les laisser tranquilles derrière leurs frontières qui sont pour eux comme une muraille invisible et sacrée, et qui leur confèrent une illusion de sécurité, pourtant jamais vérifiée dans l'histoire ! "Ils n'ont pas le droit...". Changer cette mentalité nous est très difficile. Les Français ont tendance à considérer qu'on vient leur faire des misères. Eux, bien sûr, apportent la civilisation au monde. !...
Les vives réactions françaises à la mondialisation de l'économie, participent de cet état d'esprit. Les Français ont peur qu'à partir de la Californie ou de Taïwan, avec la tunique de Nessus (ou le lit de Procuste) que constitue Internet, on vienne démolir leurs vignes et leur jardins, leurs emplois et leurs industries, leur art de vivre, à distance, en pressant sur un bouton. Ces craintes ne sont pas totalement infondées. Le résultat des dernières élections législatives, qui ont surpris les Français eux-mêmes, illustre selon moi cette posture intellectuelle. La presse étrangère a vu dans le désaveu de la majorité sortante une preuve de plus de la versatilité française. J'y vois plutôt, moi, une forme de constance (comme les volte-faces de la politique chinoise qui révèlent en réalité un sens très profond de la durée et des intérêts permanents)), un rappel du droit du sol, le refus d'être manipulé, la vision d'un cap lointain (la permanence de l'identité ou de l'art de vivre), qui recule toujours comme l'horizon, mais qu'il ne faut pas perdre de vue. Le succès du livre de Viviane Forrester, L'Horreur Économique, pouvait laisser présager cette réaction de refus du pragmatisme au profit d'une forme d'idéalisme, passéiste pour certains, très porteuse d'avenir, au contraire, pour d'autres, et empreinte de sagesse millénaire. Le balancier reviendra sûrement .
Comment peut-on être Français ?
Ce titre s'inspire, pour ceux qui ne connaissent pas bien notre littérature, d'une répartie des Lettres persanes, de Montesquieu où, déjà, une belle dame parisienne manifestait vis-àvis-d'un visiteur persan cette curiosité à la fois sympathique et agaçante qui nous caractérise peut-être. Cela veut dire : "Vous m'intéressez beaucoup, parce que vous êtes exotique, mais le centre, la norme, c'est ici". En 1997, nous disons "la norme, le centre du monde, c'est aussi Paris".
Nous avons parfois l'impression que les Coréens, ce qui est historiquement explicable, voient surtout l'Occident à partir des normes américaines. Ainsi, j'avais été invité à visiter, un jour, en Corée, un musée pédagogique (à Kwachon je crois), consacré aux grandes inventions. Je me suis aperçu avec étonnement qu'à coté du roi Sejong, avec les bateaux tortues et le pluviomètre, les Américains, en l'occurence Edison, avaient tou inventé. Seule Française surnageant (parce que femme peut-être...), dans cet océan du génie d'Outre-Atlantique : Marie Curie avec son radium et la radioactivité. Attaché culturel français, j'avais sans doute bien mal fait mon travail !
De Paris, nous voyons l'histoire des découvertes autrement : l'aviation, le cinéma, la photographie, par exemple, c'est nous... Il faut aussi se rappeler que jusqu'à Napoléon, la France, Chine de l'Occident, était à elle seule aussi peuplée que le reste de l'Europe. Indépendamment de la nécessaire de la nécessaire remise à plat des chauvinismes de chacun, je crois qu'il y aurait, au niveau mondial, une pédagogie à inventer (par exemple au sein de l'OCDE) pour que les enfants du monde puissent rendre à César ce qui est à César et à Vercingétorix ce qui lui revient... Je crois qu'à ce chapitre, Français et Coréens, nous nous ressemblons assez. Vous n'aimez pas qu'on attribue à la Chine, ou au Japon, ce qui vous revient historiquement. Réfléchissons-y ensemble. Nous pouvons être complémentaires en ces temps incertains : nous aimons rester nous mêmes sans pour autant faire du surplace.
Alors : comment peut-on être Français ?
Pour ma part, je suis tombé dans la marmite étant petit. C'est pour les Français quelque chose d'immense et de contradictoire, qui intègre une infinité d'apports mais selon une économie, un faisceau de valeurs et d'idées élinemment pérennes. Sachez en tout cas que si le cur vous en dit, vous êtes bienvenus dans le village gaulois : il est accueillant à ceux qui veulent s'y intégrer. Les règles du jeu, non écrites parfois, sont claires. Si nous étions franchement xénophobes, 40% des Français, dont je suis, ne seraient pas issus de l'extérieur de nos frontières et il n'y aurait pas des millions d'étrangers parmi nous.
Nous ne sommes pas des compatriotes de tout repos, mais au moins, chez nous, on ne s'ennuie pas et, en général, la table est bonne. Allez : Cocorico quand même !
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Bibliographie :
Viviane Forrester : L'Horreur économique, Fayard François Bayrou : Le Droit au sens, Flammarion Charles de Gaulle : Mémoires de guerre, Plon Fernand Braudel : L'identité de la France, Flammarion Michel Tournier : Le Roi des Aulnes, Gallimard Montesquieu ; Lettres persanes Jean Hourcade : Le français, les Français et les autres (Éditions S.I.D.E.S. - Fontenay sous bois) Geneviève Brame : Chez toi en France, Hachette (pour les enfants)
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