"La Corée, terre des esprits"

de Juliette Morillot et Marc Vérin, paru le 3 octobre 2003 aux éditions Hermé.

Texte de Juliette MORILLOT

Photographies de Marc VÉRIN marcverin@hotmail.com

Index de cette page :

"Pays ermite occupant une place géostratégique entre la Chine et le Japon, la Corée demeure une Asie méconnue et inattendue, à mille lieues de l'image habituelle lisse véhiculée par les pays asiatiques. La Corée est peuplée d'hommes et de femmes au tempérament fougueux et passionné qui au cours des siècles ont, malgré des années d'invasions et de guerres, préservé une culture unique, indépendante des cultures chinoises et japonaises. Qui sait que la langue coréenne est plus proche de par sa structure du turc ou du hongrois que du chinois ? Que sa religion la plus puissante, même au début du XXIe siècle, demeure un chamanisme proche des croyances sibériennes des bords du lac Baïkal ?

Après avoir spectaculairement reconstruit son économie au lendemain de la guerre, la Corée toujours balafrée par le 38e parallèle, vestige de la guerre froide, est entrée dans une ère de démocratie.

À travers plus d'une centaine de photographies de la Corée du Nord et du Sud, Marc Vérin et Juliette Morillot convient le lecteur à un voyage intime au cœur de ce pays aux paysages extraordinaires, de son histoire et de sa géographie afin de découvrir sa population, d'approcher les thèmes de la spiritualité et des religions et ainsi mieux comprendre sa société et sa culture presque latine."

Coréanologue et historienne de formation, Juliette Morillot a une expérience intime de ce pays en ayant vécu plus de six années en Corée, dans les bidonvilles et les quartiers populaires de Séoul ainsi que dans les campagnes. Journaliste, elle publie ses reportages dans de nombreux magazines dont Géo, Grands Reportages, L'Express et Elle. Elle est aussi auteur de "La Corée, chamanes, montagnes et gratte-ciel" aux Editions Autrement et du roman "Les orchidées rouges de Shanghai" aux Presses de la Cité.

Marc Vérin est un correspondant de l'agence Photononstop. Il a effectué de nombreux reportages en Corée, publiés dans des magazines tels que Géo, Grands Reportages, Le Nouvel Observateur, L'Express ou Elle.

Prix de vente : 45 € - Pagination : 240 pages - Format : 25 x 30,5 cm - Editions : HERMÉ - Contact presse : Sophie Gallet, Attachée de Presse Aubanel et Hermé - 2, rue Christine - 75006 PARIS - Tel : +33 (0)140 51 52 17 - Fax : +33 (0)140 51 52 05 - http://www.lamartiniere.fr/


Introduction

Que connaît-on de la Corée si ce ne sont ces images trop souvent négatives qui, tenaces, reviennent à l'esprit : la partition du pays et la menace nucléaire, la secte Moon et ses milliers d'adeptes plus américains que coréens, ou le goût des Coréens pour la viande de chien? Certes on n'oublie pas les Jeux Olympiques, la Coupe du monde de football et une brillante production cinématographique, réservée essentiellement aux Parisiens. Mais que sait-on vraiment de ce petit pays pris en tenaille entre la Chine et le Japon ?

Notre imaginaire nous renvoie des images d'un Extrême-Orient né des albums de Tintin ou des films de Kurosawa… Mais la Corée est autre. Ni temples de bois sombres, silencieux, parfaits jusque dans l'asymétrie d'une roche comme au Japon, ni pavillons mystérieux enfumés de nuages d'encens comme à Pékin ou à Shanghai. Pour découvrir la Corée, il faut se dépouiller des clichés et se laisser surprendre par un pays méconnu, éclatant de vie et de santé, peuplé d'habitants au tempérament spontané et explosif. Il faut s'armer de patience, de curiosité et de beaucoup d'indulgence, savoir pousser les portes et s'aventurer au-delà des chemins balisés.

Alors naît le charme: charme cosmopolite de Séoul, de ses pojang-macha, petites tentes qui surgissent dans les ruelles au cœur de la nuit servant jusqu'à l'aube des coquillages et des pieds de porc caramélisés, charme champêtre des rizières qui changent de couleur au fil des jours, charme sauvage des vallées où autrefois rugissaient les tigres, charme gai des temples bourdonnants de vie… Le charme unique d'une péninsule que les Mongols appelaient Solongo, le "pays de l'arc-en-ciel". Un pays tout en contrastes, alliant des traditions anciennes nées de ses origines chamaniques au dynamisme époustouflant d'une nation jeune, tournée vers l'avenir. Imagine-t-on que les gongs des chamanes claquent derrière les façades de verre et de marbre des villes ? Que ce paysan assis au bord de sa rizière passe plusieurs heures par jour devant Internet ?

La Corée déroute, ne correspond pas aux images d'Orient de nos fantasmes. Étrange contrée qui dès le premier jour donne au voyageur le sentiment de ne pas exister, d'être insignifiant. Après les longues heures de vol passées à feuilleter des magazines porteurs de rêves, ces premiers contacts sont souvent teintés d'incompréhension. La circulation infernale, la langue inintelligible, la nourriture horriblement pimentée, la pollution, ajoutées au décalage horaire, épuisent les meilleures volontés. Comment accepter que cette Asie que nous voudrions lisse, toute en raffinement, parfaitement adaptée à nos fantasmes avec la juste touche d'exotisme et de foule bigarrée, se transforme tout à coup en un monde bruyant, affairé et exigeant ? La Corée ne répond pas à une quelconque quête d'orientalisme facile.

Certes ses villes modernes, luxueuses n'ont rien à envier à la perfection épurée de Singapour, ses temples, ses palais, ses musées riches de trésors artistiques rivalisent sans rougir avec les beautés de la Cité interdite ou de Kyoto ; quant à ses marchés et ses villages, ils offrent ces étalages débordants de goûts et de couleurs que les touristes friands de pittoresque recherchent dans les ruelles de Bali ou de Thaïlande. Cependant, alchimie mystérieuse, due en partie à une longue tradition historique de repli de cet ancien "Royaume ermite", le coup de foudre n'est pas toujours au rendez-vous. Sans doute voudrions-nous que tous ces aspects que nous recherchons soient plus accessibles, clairement définis, alors qu'en Corée tout est mêlé, entraîné dans un immense tourbillon de vie qui jamais ne sépare modernité et technologie d'une vitalité populaire extrême. Et ces comportements, pleins de colère ou de passion, qui enchanteraient le touriste à Naples ou à Barcelone, le déroutent au cœur de l'Asie, lui donnant le sentiment de s'être trompé. Comment accepter que l'Asiatique modèle, tout en douceur et courbettes, se mue au pays du Matin clair en un personnage latin et orgueilleux, les émotions à fleur de peau ? Comment accepter que dans ce pays autrefois surnommé "le royaume de la politesse exquise", les habitants vous marchent sans vergogne sur les pieds sans jamais s'excuser, éructent et vous écrasent dans les bus comme jamais on n'a osé le faire ?

La clé de ce curieux comportement est sans doute le nunchi, véritable "sésame ouvre-toi" d'une culture dont les lois défient notre logique cartésienne. Nunchi, un terme qui pourrait se traduire par "échange de regards". Un échange nécessaire au cœur de la cité, anonyme et monstrueuse, mais aussi au fin fond des plus petits villages. Regard doux d'un moine, tendre et bourru d'une grand-mère ou teinté de malice d'un enfant, et le visiteur, anonyme l'instant auparavant, devient tout à coup un hôte respecté et apprécié.

Un échange sans lequel l' autre - étranger ou coréen - n'existe pas, noyé dans la société. Cette attitude tire ses racines tout autant de l'exiguïté de la péninsule qui force ses habitants à vivre dans la promiscuité, "comme des germes de soja" - kongnamul siru kati -, que de la complexe codification des comportements tirée du confucianisme. L'individu n'a pas de place hors du groupe. Il est donc nécessaire de créer une "association" de personnes pour que s'appliquent les lois sociales de courtoisie.

Pour apprécier la Corée, il convient de goûter la magie de ce nunchi qui en un éclair transforme les attitudes les plus rudes en une hospitalité et une bienveillance exceptionnelles. Une fois accepté dans un groupe, une famille, la gentillesse et la générosité des Coréens dépassent bien souvent l'attente, devenant alors paradoxalement presque trop envahissantes pour notre caractère indépendant…

Ces pages et ces photos montrent cette Corée du nunchi, de chair et de sang, celle des villes et des villages, des temples et des marchés, de la terre et des hommes. Une Corée d'odeurs et de couleurs que le photographe et l'auteur connaissent bien pour y avoir vécu de longues années. Une Corée, Nord ou Sud, volontairement présentée dans ses contradictions et ses charmes, en dehors de toute division politique, réalisant sans doute sur papier glacé le rêve intime et profond de tout un peuple.


- Le riz

Même si sa consommation baisse régulièrement, le riz demeure si indispensable à l'alimentation quotidienne des Coréens, que l'une des salutations les plus courantes est : " As-tu pris ton repas ? " ou mot à mot : "As-tu mangé le riz ?" Le riz, synonyme de vie, est partout en Corée, et la langue coréenne a plus de mots pour en désigner les diverses formes que le français ne peut en traduire : mo, byeo, ssal, bap, du riz en jeunes pousses dans les rizières au riz blanc et fumant dans les bols. Dans la Corée d'hier, le riz était à l'instar de nos lingots d'or une valeur sûre utilisée comme monnaie d'échange. L'autosuffisance en riz fut le premier but à atteindre de l'économie coréenne en reconstruction au lendemain de la guerre.

" Le riz c'est le ciel, Et de même que personne ne peut avoir le ciel tout entier Pour lui seul Il faut partager le riz avec les autres Car le riz, c'est le ciel Et de même que nous admirons ensemble les étoiles Dans le ciel, Il faut manger le riz ensemble Car le riz, c'est le ciel Du riz dans la bouche C'est le ciel dans le ventre Oh oui ! Le riz, Il faut le partager… "
Poème de Kim Ji-Ha (né en 1941)

- Cérémonie bouddhique

L'ancienne cérémonie du Yeongsanjae tire son origine des chants et des danses pratiqués lors de la diffusion du bouddhisme, lors de son introduction dans la péninsule coréenne à la fin du IVe siècle. Ce rituel, qui célèbre la compassion de Bouddha, rappelle le sutra du Lotus que Sakyamuni, le bouddha historique, aurait prononcé en Inde au pic du Vautour (Yeongsan, Gridhrakuta). Ces célébrations du Yeongsanjae, rites de purification des âmes, se prolongeaient autrefois pendant trois journées entières. Aujourd'hui elles ne durent plus qu'un seul jour et s'achèvent par un repas communautaire préparé par les nonnes, partagé par tous les participants à la cérémonie.

 


"Aux racines de la Vie"

Dans l'ombre fraîche d'un orme, la silhouette accroupie ne bouge pas. Seul le vent s'engouffre dans la veste de ramie blanche du vieil homme. Le visage attentif, peau tannée par le soleil, pommettes cuivrées et saillantes à la mongole, il observe la brume s'estomper sur les lacis de bois d'un petit pavillon octogonal. C'est là, le 1 mars 1919 que trente-trois intellectuels lurent la déclaration d'Indépendance de la Corée. Allait s'en suivre une terrible répression de l'occupant japonais, des centaines d'arrestations, de morts et de blessés.

Nous sommes à Tapgol Gongwon (Pagoda Park), en plein centre de Séoul, à quelques pas de l'infernale circulation de Dongdaemun, la Grande Porte de l'Est. L'ancien marché de gros et ses dédales d'échoppes débordant de soieries ont disparu il y a deux ans, laissant place à des centres commerciaux traversés d'escalators gigantesques. Une foule dense, acheteurs et marchands noircit le carrefour, dominé par la masse imposante de l'ancienne porte de la cité. Quelques rues plus loin, en remontant l'avenue de Jongno vers Gwanhwamun, s'étend Insadong, le quartier des antiquaires. Ses célèbres venelles bordées de hanok, demeures traditionnelles transformées en salons de thé à l'ancienne ou en restaurants campagnards servant des plats robustes et simples - pâté de soja, herbes des montagnes et alcool de riz doux - attirent des flots de jeunes Coréens en quête d'une identité et des touristes avides d'exotisme. Une manière à prix d'or de s'initier à la Corée d'hier, alors qu'à quelques centaines de mètres bat le pouls d'une autre Corée, moins lisse, moins parfaite, une Corée pleine d'odeurs, de bruits, de couleurs…

Le vieil homme ajuste les gantelets d'osier qui enserrent ses poignets et son cou pour éloigner l'étoffe de sa peau. Ses yeux se posent sur une monstrueuse entrée de parking en béton qui désormais isole le parc des ruelles adjacentes. Il soupire. A 90 ans, Park Seung-Heon vient à Tapgol quotidiennement retrouver des amis, des " anciens " qui comme lui exerçaient il y a une quinzaine d'années encore le métier d'agent immobilier. Un moyen, après la retraite, de demeurer en contact avec le quartier mais aussi une appréciable source informelle de revenus. Autrefois, les silhouettes de ces vieux sur des bancs dans les parcs, sur les places des villages à l'affût des affaires, appartenaient à la vie de chaque jour, comme les arbres de ginkgo ou les manèges ambulants à manivelle.

Aujourd'hui, les agences immobilières ont démantelé le réseau, mais le vieux monsieur Park a conservé ses habitudes. Retrouvant sa place sous l'orme, il observe la Corée, sa patrie dont il est si fier, se transformer au fil des jours. Depuis cette époque où gamin, il sautait dans le tramway en marche pour aller à l'école dans l'uniforme militaire imposé par les Japonais, la machine du temps s'est emballée. La nouvelle génération, portable et web-cam en main, vit dans un univers inconnu de ses parents et grands-parents : la guerre, la partition du pays, l'industrialisation, la libéralisation des mœurs et l'ouverture sur le monde ont profondément ébranlé des structures centenaires.

Le vieil homme se retourne en regardant passer un couple de jeunes étudiants enlacés. Cette impudeur l'embarrasse même si lui, fort de son âge gage du respect de la société, peut se permettre tous les excès. Park est comblé. Pour hwangap, son soixantième anniversaire, sa famille au complet, enfants et petits enfants se sont prosternés devant lui. Hwangap, comme dol - le premier anniversaire- revêtent pour les Coréens une importance extrême car ils correspondent au commencement et à l'accomplissement d'un cycle complet du calendrier lunaire. Ces soixante années achevées, consécration de toute une vie familiale et professionnelle, sonnent le début d'un temps de repos et d'épanouissement personnel, notamment pour les femmes : délivrées de toute responsabilité ou toute suspicion de légèreté, elles peuvent tout à coup s'autoriser tous les plaisirs : sorties, excursions. Dans les restaurants, il est courant de voir des groupes bruyants de femmes âgées attablées devant de copieux dîners bien arrosés s'offrir du bon temps, mordant la vie à pleine dents, comme jamais elle ne se le sont permis auparavant.

Avec une truculence savoureuse, le vieil homme lance quelques plaisanteries grivoises à la tenancière d'un troquet en contrebas. La ruelle s'anime. Echanges rapides. Voix rauques et bourrues. Rouillées par le travail en plein air, la pollution et la cigarette. Eclats de rire francs. La bouche du vieil homme s'ouvre largement sur un sourire d'or et d'argent. La femme, une matrone d'une cinquantaine d'années, les cheveux courts et bouclés bien dru, jette vigoureusement le contenu de son seau en travers de la chaussée faisant détaler comme des oiseaux effarouchés un groupe de lycéennes. Eclats de rire et bonhomie. Se ravisant, les jeunes filles s'installent à une table branlante.

Ayant soigneusement posé au milieu du plateau leur minuscule pochette nacrée contenant un téléphone Hello Kitty rose fluo, elles retouchent leur maquillage en gloussant. Park se racle la gorge bruyamment. Les gamines le hèlent " harabeoji ! Grand-père !" et la conversation s'engage, teintée d'une effronterie affectueuse. La patronne du restaurant sourit en déposant devant elles une assiette de tteokboggi, des quenelles de riz noyées dans une épaisse sauce, rouge de piment. Le plat favori des jeunes. Mais avec la concurrence des fast foods, elle en sert de moins en moins. Hamburgers et hot dogs ont remplacé les snacks traditionnels et équilibrés, soupe de nouilles, rouleaux d'algues, de légumes et de riz. Phénomène récent, l'obésité a fait son apparition dans les cours de récréation. Les jeunes, à cheval entre les rythmes d'hier et d'aujourd'hui cumulent souvent les deux alimentations, traditionnelle et occidentale. Un petit déjeuner à la maison de riz et d'algues peut être suivi sur le chemin de l'école par un hamburger et un coca. Pour toute une génération qui a connu ces temps où un bol de brisures de riz coupé d'orge était un festin, quelques plis sur le ventre à l'image de Bouddha demeurent un signe éclatant de bonne santé. Qui penserait à priver un enfant alors que tout lui est dû ?

Des bassines de métal claquent. Une porte s'ouvre et un écolier s'engouffre dans une cour. Dans l'embrasure de la porte, le regard surprend quelques femmes, accroupies devant des cuvettes remplies de cives et de radis. Leurs mains manient avec une tranquillité précise d'énormes hachoirs dont les lames luisent dans les rayons du soleil. Le martèlement régulier sur la planche rythme les rires. En quelques instants, le vent s'emplit d'une saveur chaude et piquante, légèrement aigre qui fait monter les larmes aux yeux. L'air brûle, charriant des particules de piment incendiaires portées par les effluves de l'huile de sésame dorée, fraîchement pressée. Les femmes à pleines mains brassent le piment, l'ail, le chou et la saumure de crevettes, ingrédients principaux du gimchi. Les collégiennes hument et commentent avec excitation une coupelle du condiment tout frais, à peine fermenté, que leur apporte la patronne.

Pas de repas en Corée digne de ce nom sans gimchi, l'un des trois éléments indispensables du repas coréen avec le riz et la soupe, présent aux côtés d'une multitude de petits plats sur toutes les tables, royales ou prolétaires, matin, midi ou soir. Véritable héritage culturel, le gimchi est un aliment surprenant lié à l'identité coréenne comme la baguette en France ou le thé en Angleterre. Si sa variété la plus célèbre à base de chou chinois (tongbaechu gimchi), offre une explosion gustative d'ail, de cives vertes et de piment, ses innombrables variantes entraînent dans un voyage insolite à travers un univers infini de saveurs: raves, navets doux, radis, tiges d'ail sont tour à tour combinés avec gingembre, poivre, ciboule, oignons verts, huîtres, châtaignes et pignons de pins, sans compter les multiples sortes de piment, effilé, broyé, concassé, en poudre….

Comme la choucroute ou le yaourt, le gimchi est un aliment fermenté qui autrefois permettait tout au long des saisons d'équilibrer l'alimentation, en garantissant un apport de fibres et vitamines. Autrefois. Quand les réfrigérateurs n'existaient pas et que le gimchi était enfermé dans d'énormes jarres de terre cuite vernissée, pansues et luisantes, enterrées dans les jardins ou empilées sur les balcons, signe d'opulence. De nos jours, avec la possibilité tout au long de l'année d'acheter des légumes frais cultivés sous serre, l'un des moments les plus importants de la vie coréenne, le gimjang, la préparation saisonnière du gimchi à la fin de l'automne, semble en péril. Une page bientôt tournée de la culture coréenne, un monde porteur de vie, de légendes, enfermé pour toujours dans des compartiments de plastique ou réduit à des sachets vendus sous vide.

Le vieil homme s'est éloigné pour rejoindre les autres assis autour d'un plateau de baduk (go en coréen). Eté comme hiver, Park revient à Tapgol Gongwon. En panama blanc et dopo longue veste de ramie l'été, en toque de fourrure et durumagi, manteau de feutre, l'hiver. Pour rien au monde il ne se ferait couper les cheveux ailleurs que sous les arbres du parc. Kim, l'un des derniers coiffeurs ambulants de la capitale, y installe son échoppe chaque dimanche matin: un tabouret et des ciseaux suisses, les meilleurs. Le service est bon marché et les clients se pressent, surgis des ruelles qui ont échappé aux bulldozers.

Les collégiennes sont parties et la patronne du restaurant a refermé sur l'intimité de la cour les lourdes portes barrées d'une tortue de bronze. Il est temps de se préparer pour la clientèle du soir qui vient chez elle manger de la soupe pimentée de tripes, d'os et de caillots de sang, haejang guk, la spécialité des fins de nuit trop arrosées. Les ombres grises des moines se pressent vers les portes du temple de Jogye-sa pour assister aux offices du soir, un parfum de ssanghwacha flotte dans l'air, -gingembre, réglisse, cannelle et pivoine blanche-. La boisson chaude des travailleurs du soir. Avec un œuf cru et de pignes de pin, chauffeurs de taxi et livreurs de nuit tiendront jusqu'à l'aube. Le silence est retombé. Bientôt l'animation va se déplacer vers la lueur blafarde des néons de ruelles derrière la tour de l'ancien beffroi de la cité, Posingak, ou se pressent déjà toute une jeunesse venue rire, boire et danser. La parenthèse se referme.

Des vieillards comme Park, traditionnellement vêtus de blanc, il n'y en a plus guère dans la Corée contemporaine. Malgré les efforts des designers pour en moderniser les lignes et le rendre plus fonctionnel, les jeunes boudent le hanbok, le costume traditionnel, guère porté en dehors des fêtes comme Seollal, la nouvelle année lunaire ou Chuseok, la fête des moissons et de la pleine lune à la mi-octobre. Alors, les familles se réunissent, rentrent chez elles, dans leur bongwan, le berceau d'origine du clan, afin de rendre visite aux tombes des ancêtres et y effectuer les libations rituelles. Les femmes pour l'occasion réapprennent les gestes d'hier, nouer la large jupe, chima, sur la poitrine, puis le petit boléro court, jeogori, aux manches en demi-lune fermé par une longue soutache nouée sur le côté. Couleurs chatoyantes, brillantes, roses, jaunes, fuschia, épaisseur des vestes matelassées et craquant des soieries et des satins damassés illuminent quais de gare et arrêts de bus. Mêmes les hommes habituellement réticents à porter le pantalon de satin bouffant noué aux chevilles, mauve ou rose dragée, le petit gilet et la veste fermés par des boutons de passementerie ornés de jade ou d'ambre, s'aventurent dans les rues accompagnés d'essaims de femmes et d'enfants dans des envols de tissu qui claquent au vent.

La taille de la jupe, sa coupe, ses couleurs ainsi que la manière de la nouer donnaient autrefois des indications sur le statut social de celle qui portait le hanbok: combinaisons de couleurs vives à l'adolescence, puis assourdies d'indigo ou d'abricot à l'âge mûr pour enfin, aux portes de la vieillesse, affirmer l'opulence discrète d'épaisses soieries prune ou châtaigne enveloppées d'organza rose pâle. Un raffinement extrême de teintures végétales et de textures -lin, chanvre, satin damassé, soie- pour ce costume destiné jadis à cacher les formes des femmes. Tant et si bien que les parties les plus érotiques devinrent tout naturellement ces plages de chair pâle entraperçues entre les plis de l'étoffe : la nuque devinée sous la longue épingle d'argent retenant le chignon, ou les pieds, " fins comme des graines de concombre ", minuscules dans leur écrin de coton blanc matelassé, sous l'ourlet d'une jupe.

Dans la Corée de la dynastie des Yi (1392-1910), un nouvel ordre règne et les femmes qui pendant la période pré-confucéenne jouissaient d'une grande liberté, à l'instar de l'âge galant de notre moyen âge, deviennent tout à coup des parangons de vertu. Chasteté, fidélité, discrétion et obéissance, au père, au mari puis au fils sont à la base de leur éducation. Ce sont désormais des na-in, mot à mot des "femmes de l'intérieur", par opposition aux bakkatt yangban, les "seigneurs du dehors" qui vont à l'extérieur et "fréquentent le monde". Les demeures adoptent un plan clairement sexué, séparant d'un côté l'anchae, le gynécée, de l'autre le sarangchae, réservé aux hommes. Un ensemble de pavillons inclus dans périmètre clos, isolé de l'extérieur par de hauts murs. C'est afin d'apercevoir au vol des images de ce monde interdit "de l'autre côté", que les Coréennes perfectionnèrent l'art de la balançoire neolttuigi, au point d'en faire un véritable sport traditionnel toujours pratiqué lors de la fête de Dano, le cinquième jour du cinquième mois lunaire. Une fête toujours respectée dans les campagnes où sont organisés des tournois de balançoire mais aussi de ssireum, sport de combat traditionnel pour les hommes, évoquant le sumo japonais.

Femmes cloîtrées et vertueuses, les femmes de Joseon ne sortent plus que le soir, à la nuit tombée, après le couvre feu, sodeung. Couvertes d'une nasse d'osier cachant le haut du corps ou du changot, long manteau rabattu sur le visage et maintenu sur la bouche, elles rasent les murs de la ville, métamorphosée en ombres, de neuf heures à l'aube. La nuit, elles ne risquent rien: seuls les aveugles et les eunuques bravent le couvre-feu sans encourir de sanction. Toute infraction à la loi est passible de 80 coups de fouet.

En 2003, les Coréennes se sont émancipées, travaillent dans des secteurs autrefois réservés aux hommes, mais derrière des attitudes modernes et libres, se cache une réalité rude et discriminatoire. Si de nombreuses femmes, grâce à une volonté hors du commun, sont aujourd'hui chef d'entreprises, cadres supérieurs, les autres se cantonnent souvent à des professions ressenties comme plus féminines, dans le domaine de l'éducation ou paramédical. Il n'est pas rare de voir des secrétaires, diplômées d'universités réputées, continuer de servir le café à leurs patrons et collègues masculins. En outre, à fonction égale, les salaires ne suivent pas. Dans une société aussi hiérarchisée, il demeure difficile à un homme d'accepter une autorité féminine. Les Coréens ont pour justifier leur attitude très machiste une candeur désarmante. Les femmes, expliquent-ils, préfèrent spontanément demeurer à la maison pour s'occuper des enfants et puis, comment aller boire le soir entre collègues ? Comment arpenter les rues des quartiers chauds de la ville en compagnie d'une femme ?

Mais qui au fond est responsable de cette attitude ? Qui d'autre que les mères enseignent à leurs petits princes triomphants de donner des ordres à leur sœur ? Qui d'autre que les mères montre aux filles comment s'effacer devant les désirs de leurs frères ? Un long cercle vicieux qui commence à la naissance de l'enfant.

Petit garçon, il est accueilli par une guirlande d'interdit tressée de piments rouges symboles flamboyants de son sexe, accrochée devant la maison. Une coutume ancienne destinée, en isolant pendant 21 jours la jeune accouchée et son bébé, à protéger le nouveau-né des maladies afin de combattre le taux élevé de mortalité infantile. La naissance d'un petit mâle s'accompagne d'une véritable entrée en fanfare dans le monde. Il est adulé, choyé car il perpétuera le nom du clan. Sa sœur, elle, n'aura droit pour fêter son arrivée sur terre qu'à une guirlande de charbons de bois, d'aiguilles de pin et de papier symboles éloquent de sa future fonction au foyer. Plus tard, elle n'apparaîtra même pas dans l'arbre généalogique familial, jokbo, et toute sa vie, bien que possédant un prénom, sera appelée en fonction de son statut : fille de Park, sœur de Kyu Jin, mère de Jin Tae -le fils aîné-. Une vie dans l'ombre des hommes.

Les traditions ont la vie dure et aujourd'hui encore, il n'est pas rare de passer sous silence la naissance d'une fillette. Bien qu'interdits et passibles de lourdes amendes allant jusqu'au retrait de la licence d'exercer pour le praticien, les examens prénataux de détermination du sexe in utero demeurent largement répandus.

Et chaque année, alors que le taux de fertilité décroît (passé de 4,5% en 1970 à 1,3% à la fin des années 90) le déséquilibre du coefficient des naissances filles-garçon s'accentue: la Fédération coréenne du planning familial prévoit 128 garçons pour 100 filles en 2010.

Mais que faire quand l'enfant ne vient pas ? L'adoption demeure peu répandue, désapprouvée car à l'encontre de la notion de clan fondatrice de la société. En effet, chaque Coréen se situe dans une continuité familiale dont il est acteur en vénérant ses aïeux et ancêtre potentiel lui même en mettant au monde un enfant porteur de son nom et de son sang. Avec la venue au monde d'un garçon, la jeune épousée s'assure le respect de sa belle-famille. Quand potions mystérieuses, infusions, cérémonies chamaniques et offrandes à Bouddha ou à l'esprit de la Montagne ont échoué, les Coréens avec ce sens de l'adaptation à la modernité inhérent à leur caractère ont trouvé dans l'insémination artificielle le moyen idéal. Mais là encore il faut contourner la loi et choisir un donneur appartenant au clan, oncle, frère ou cousin, la seule solution qui permette d'éviter la honte de la stérilité, considérée comme un drame. Autrefois puni de mort.

Sept vices, sous la dynastie des Yi (1392-1910), autorisaient un époux tout puissant à répudier sa femme: l'adultère, la jalousie, la désobéissance aux beaux parents, la médisance, le vol, la stérilité et l'impossibilité de donner naissance à un enfant mâle. Mais les solutions au problème ne manquaient pas, sources inépuisables de scénarios pour écrivains et réalisateurs: dans le ssibati, recueil de semence, le mari choisissait une concubine chargée de devenir mère porteuse pendant neuf mois. Dans le cas, beaucoup plus difficile à prouver, d'infécondité de l'époux, ssinaeri, une autre coutume permettait de sauver l'honneur du clan. Un voyageur inconnu était attiré dans la maison où il passait quelque temps avec la maîtresse des lieux qui, neuf mois plus tard, mettait au monde l'enfant né de cette rencontre fortuite. Le voyageur disparaissait souvent dans de mystérieuses conditions et la femme, pour laver l'honneur souillé, se donnait la mort après le sevrage de l'enfant en commettant le janyeomok, suicide honorable par pendaison à un arbre.

Et pourtant cette na-in, femme de l'intérieur ou jip saram, "personne de la maison", ne correspond pas pour autant à l'image de la femme asiatique soumise que nous renvoie les clichés. Femme de tête, c'est elle qui mène d'une main de fer le foyer, son domaine exclusif. Dans la Corée contemporaine, la majorité des hommes remettent chaque mois leur salaire à leur conjointe chargée de gérer seule l'économie domestique, héritage du temps où les fonctionnaires du royaume montés à la capitale laissaient à leur épouse le soin de gérer leurs biens. Le grand nombre de clubs d'investissement en bourse ou de tontines réservées aux femmes montre la pérennité de la tradition. Paradoxe surprenant à nos yeux d'Occidentaux, c'est donc la femme qui, puisant dans les revenus de son époux, va lui attribuer de quoi subvenir à ses besoins quotidiens et mêmes à ses sorties nocturnes, soirées passées à boire entre collègues ou en compagnie féminine.

Indulgence? Non, le couple coréen, bien qu'en pleine mutation, est lié par un mariage considéré comme une association d'intérêts dans le but d'assurer la descendance et de poursuivre la continuité de la lignée familiale. Au 21ième siècle, on se marie moins qu'autrefois grâce à la chungmae, une intermédiaire professionnelle (30% de mariages arrangés), mais les rencontres ne sont pas pour autant devenues le fruit du hasard.

La jeune génération s'oppose avec virulence aux traditionnels arrangements familiaux et aux rencontres organisées par une marieuse entre deux prétendants choisis sur "catalogue". Pourtant, malgré eux ils reproduisent le schéma ancestral. Seuls les acteurs ont changé. Les chungmae ne sont plus une tante ou amie des parents, mais des copines de fac ou Internet. Le marché est clair, même dans la bouche des jeunes: d'emblée on ne parle pas d'amour mais de finances, milieu familial et maladies héréditaires.

Ensuite, la démarche demeure identique : une fois la cruciale étape du choix passée, les deux familles vérifient que les milieux familiaux (gamun) sont compatibles et qu'il n'y a pas de consanguinité sur plusieurs siècles. Il n'y a en effet que 275 patronymes en Corée, parmi eux 21,5% de Kim, 14,8% de Yi et 8,5% de Park. Même si les branches des clans d'origine se sont éloignées, la loi demeure draconienne. Ensuite il convient de faire une divination, gunghap, chez une jeomjaengi, une voyante, afin de vérifier si le couple sera harmonieux, et enfin, pour conclure, effectuer une prédiction intime, sok gunghap sur sa future entente sexuelle.

Viennent alors les aspects plus financiers de l'opération: les dots d'autrefois avec leur cortège de cadeaux n'ont pas disparu, elles se sont modernisées, remplacées par une série de transactions financières destinées à installer le couple confortablement. La famille du fiancé se charge du logement tandis que la fiancée fournit tout l'équipement quotidien nécessaire à la vie commune. La famille de son mari en outre, s'occupe de la cérémonie et du voyage de noce.

L'union dûment préparée, calculette en main, est enfin célébrée dans un "wedding hall", un hall de mariage loué à cette occasion: tout y est inclus dans un forfait comprenant une cérémonie occidentale avec l'indispensable marche nuptiale et une robe blanche, mais aussi une cérémonie traditionnelle en costume coréen, avec échange de libations et photos souvenir dans un palais de la capitale. Et pour couronner le tout, une "honey moon" obligatoire, parfois en compagnie de dizaines d'autres jeunes mariés, dans une destination de rêve: l'île de Jeju pour les classes moyennes, Bali Singapour, Paris ou Vienne pour les plus fortunés. L'occasion enfin, à l'aube d'une vie commune, de faire réellement connaissance avec son conjoint.

Mais le système s'essouffle. Quand autrefois, trois générations vivaient en harmonie sous un même toit, l'exiguïté des nouveaux appartements et l'évolution des moeurs ont eu raison de l'unité familiale. Les traditions s'épuisent, irritent et ne conviennent plus ni aux jeunes ni aux vieux tout aussi soucieux de préserver leur indépendance. Comment à 23 ans accepter en se mariant avec un fils aîné de vivre sous le même toit que ses beaux-parents ? Dans un système social qui considère les hospices pour le troisième age comme une hérésie barbare mais qui ne possède pas encore de système de retraite fiable, c'est aux enfants selon la tradition confucéenne de rendre aux parents les bienfaits qu'ils leur ont prodigués pendant leur jeunesse.

Alors, même en ne soulignant que les aspects pratiques (présence d'une baby-sitter à domicile) le système est devenu intenable. Les candidates au mariage se braquent et refusent d'épouser un fils aîné, redoutant autant la promiscuité imposée avec la belle famille que les obligations financières à leur égard ou le devoir d'entretien des tombes et la pratique des rites qui incombent à son couple désormais pilier du clan.

Pourtant, les Coréens l'affirment sans vergogne, leur système est le meilleur. Le secret de ces couples éternels ? Il est peut-être à chercher dans la distinction que la langue coréenne fait entre deux termes : jeong, le sentiment d'affection, de tendresse et de respect qui préside aux destinées des unions et que nous aurions tendance à voir dans nos couples âgés, et sarang ou yeonae, l'amour passion à l'occidentale réservé aux relations extraconjugales.

Avec une lucidité très pragmatique, les femmes s'expliquent : peu leur importe les frasques nocturnes de leur époux, tant qu'elles demeurent discrètes. L'arrangement leur convient, car après tout n'est-il pas plus difficile de partager l'intimité d'un homme que l'on n'a pas vraiment choisi que de s'accommoder d'un partage harmonieux de la vie quotidienne et des responsabilités ? Mais si la génération charnière née dans les années 60 dans une société stricte, régie par la morale confucéenne accepte encore ce mode de vie, les jeunes ne sont plus prêts à se plier à ce contrat tacite de vie commune qui a cimenté les mariages de Corée depuis des siècles. L'idée du mariage d'amour fait doucement son chemin et avec lui, l'espoir d'une réelle fidélité.

Avatars de ce temps où les hommes avaient plusieurs concubines, les "petites femmes", femmes de l'ombre et du soir, demeurent nombreuses, même si elles sont moins voyantes qu'autrefois. A Séoul le nombre incroyable de yeogwans, petits hôtels signalés par une vasque d'où s'échappent trois flammèches de vapeur signifiant "eau chaude", renseigne sur la vitalité d'une véritable institution permettant à toute heure aux salarymen fatigués par des heures de trajets infernaux de se reposer mais aussi de vivre en toute quiétude des relations amoureuses hors de la sphère conjugale.

La tradition est ancrée dans une société confucéenne à double vitesse. Les femmes suivaient autrefois avec application les principes du Samgang haengsilto, les trois principes d'une conduite vertueuse: loyauté à la couronne, piété filiale et chasteté. Mais si elles demeuraient cloîtrées derrière les hauts murs des gynécées, consacrant leur temps libre aux travaux d'aiguille ou à la peinture, d'autres femmes issues du peuple, avaient paradoxalement accès à une éducation exceptionnelle. Les gisaeng. Ces courtisanes, choisies pour leur beauté et leur vivacité, jouissaient de privilèges inconnus de leurs sœurs nobles : elles pouvaient assister à des événements publics, fréquenter les milieux masculins et se promener sans contraintes. La femme cloîtrée se taisait, subissait. La gisaeng était une "non femme" émancipée, alter ego de l'homme.

Les plus célèbres écoles de gisaeng se trouvaient à Pyongyang. Entrées vers 13 ans, les futures courtisanes y apprenaient l'art d'entretenir. Elles y suivaient des cours de chant, de danse, de poésie mais aussi de mathématiques, de chinois ou de médecine autant de matières réservées au sexe opposé. Fréquentant les hommes, de nombreuses gisaeng eurent une influence politique. La plus célèbre, la courtisane lune claire, Hwang jini, originaire de Gaeseong vécut dans la Corée du 16ième siècle. Son talent, son esprit en firent une figure politique mais aussi une poétesse de renom. Dans les dédales de ruelles blottis au pied du mont Janam à Gaeseong, le puits de pierre à margelle carrée blotti sous les branches d'un orme, est toujours celui où la belle allait autrefois tirer l'eau.

La tradition des gisaeng bien qu'en déclin depuis la fin de la colonisation japonaise, n'a pas disparu de Corée. Moins exotiques et courtisées par la presse que les geishas japonaises, les courtisanes du pays du Matin Clair n'en restent pas moins présentes dans les classes intellectuelles ou dirigeantes. En 2003, elles n'ont pas fait d'école spécialisée mais possèdent une maîtrise, un doctorat, parlent l'anglais ou le français. Les vrais établissements de gisaeng, rarissimes, cultivent leur anonymat garant d'une clientèle choisie d'hommes politiques ou intellectuels. Méprisées par la société, une fois leur carrière achevée, rares sont celles qui demeurent en Corée risquant d'affronter l'opprobre des voisins. Quand un enfant naît de ces unions, souvent de réelles histoires d'amour, la seule échappatoire est l'émigration vers les Etats-Unis où les anciennes gisaeng recommencent une nouvelle vie, garantissant avant tout une dignité à leur enfant dont l'origine illégitime serait à tout jamais préjudiciable dans la société coréenne.

Les siècles qui passent ont inversé les données : ce sont les gisaeng, femmes libres et spirituelles du temps jadis, qui maintenant attendent l'obscurité pour s'engouffrer comme des ombres dans taxis ou limousines et rejoindre des destinations connues d'elles seules. Les femmes vertueuses d'aujourd'hui se montrent, arpentent les rues ou affichent avec bravade un mode de vie libéré. Les belles d'hier se cachent.

Visions furtives dérobées à la nuit au hasard d'une promenade : des maisons traditionnelles, cachées derrière leurs hauts murs de brique, une ruelle et tout à coup, couvrant à peine le froissement d'ailes d'un faisan effarouché, des rires en cascade et des silhouettes de femmes dansant derrière portes tendues de papier de mûrier. Devant les portes, des chaussures d'hommes et de femmes, soigneusement alignées… Plus bas dans les rues, des voitures noires attendent. Les chauffeurs, pantalons retroussés sur les mollets, fument sur le trottoir ou dorment, la tête renversée sur les protège sièges en dentelle blanche immaculée… La nuit va être longue. Un secret jalousement gardé, réservé aux privilégiés du pays du matin clair.

 

Cette longue nuit de décembre Ayant coupé une parcelle De ses reins Sous la couverture du vent De printemps L'ayant glissée Pli selon pli La nuit où sera venu mon bien-aimé Pli selon pli Je la déplierai
Poème de la gisaeng Hwang Jini (16ème siècle) traduit par Kza Han

 FRANCE-CORÉE - L.ROCHOTTE  octobre 2003

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