Sun-cheol Kwun "Après la terre, la lumière"

- 2 -


...Hanté par les fantômes de son père et de son oncle morts au combat, de toutes ces victimes anonymes de la colonisation et de la guerre, Kwun peint inlassablement la douleur de l'existence. En atteste une vaste installation, constituée de 33 portraits de grand format à l'encre de Corée, montés ici sur des portants, en hommage aux 33 martyrs, torturés et tués en 1919 après une manifestation

(Voir en rubrique "HISTOIRE").

Anne de la Giraudière

En contrepoint, une série de petits croquis révèle l'extraordinaire énergie et la fluidité expressionniste de son trait. "Aujourd'hui, je cherche à saisir l'âme des individus à travers ces visages traités comme des paysages", ajoute Kwun. Sur les cimaises, une dizaine de toiles immenses frappe par la matière épaisse, à la fois minérale et organique, qui tend à faire oublier l'apparence anthropomorphique de la composition et renvoie, encore et toujours, à la terre de Corée. Au-delà de toute modernité, l'œuvre de Sun-Cheol Kwun livre tout autant une expérience personnelle qu'une réflexion profonde sur la condition humaine..." Anne de la Giraudière.

Source: L'Express-mag 13/2/2003


Photographe : Françoise Monnin

Kwun Sun Cheol peintre témoin

Des peintures puissantes, épaisses, colorées, plutô expressionnistes et très poétiques. Des dessins en grands formats, un coup de crayon sûr, traçant les lignes de visages vieux ou d'horizons montagneux, avec la force tranquille d'une charrue retournant la terre. Il y a dix ans, en rencontrant ces œuvres, je me suis demandée qui pouvait bien peindre ainsi, à Paris, alors que plus personne pratiquement, dans les écoles d'art, n'incitait à prendre le pinceau, à étudier l'anatomie, à s'inspirer du paysage. En rencontrant Kwun Sun Cheol, dans son atelier d' Issy-les-Moulineaux (aujourd'hui détruit), j'ai découvert un homme modeste, discret, subtil, qui parlait peu et préférait montrer son travail. Portraits? Paysages? "Volumes de l'âme", préfère-t-il nommer, aujourd'hui encore, les images qui lui viennent et auxquelles il donne corps.

En dix ans, Maître Kwun m'a dit peu de mots. J'ai posé beaucoup de questions. Il a parlé de son père, mort pendant la guerre, à l'issue de laquelle la Corée a été transformée en deux états imperméables (1948) ; de son oncle, fait prisonnier au Nord, dont il est sans nouvelles, depuis cinquante ans. Ce destin, propre à toutes les familles du pays, voilà ce dont il voit la marque, lorsqu'il observe le visage des vieux de chez lui. Ses carnets de croquis sont emplis de paupières lourdes, de lèvres serrées, de réseaux de rides donnant aux hommes des allures de ravins. "Je me souviens du lieu, du temps, de toutes les circonstances dans lesquelles chacun d'eux m'a choqué. Dans ces visages là, on voit beaucoup de choses. De grandes choses. De ces choses qui sont propres à ceux qui ont survécu à la grande douleur. Ce sont ces choses là que je veux peindre".

Même lorsqu'il fait, aujourd'hui, poser un modèle, en France, dans les ateliers de La Grande Chaumière, afin de délier toujours davantage son poignet, Kwun ne retient des corps dont il s'inspire que les angles, les ombres, la dramaturgie. Adolescent, il peignait de manière abstraite, influencé par les modèles américains qui circulaient, dans le Sud, au lendemain de la guerre. Mais le besoin de montrer la réalité l'a vite emporté. "Dans de telles situations, la modernité a peu d'importance". D'autres modèles se sont alors imposés, notamment celui d'Orozco et des autres fresquistes mexicains, mettant leur talent au service de la cause populaire. Au sein du groupe de jeunes artistes Min-joong, Kwun a commencé à dessiner des figures de martyrs. "Depuis 5000 ans, mon pays a toujours était envahi. Lui, n'a jamais envahi". Les traits des 33 héros du 1 er mars, par exemple, restés célèbres, pour avoir été torturés, après une manifestation de rue, contre l'occupation japonaise, en 1919, le hantent. Les visages de ces fantômes figurent aujourd'hui dans une vaste installation, constituée de très grands dessins, présentés, tels des drapeaux, sur 33 portants monumentaux.

Min-joong n'existe plus. "Chacun d'entre nous a trouvé sa route. Certains se sont installés dans les montagnes. D'autres ont fait des interventions en ville. Je suis venu à Paris. Mais nous nous retrouvons toujours, lorsque je rentre chez moi". Plus Coréen que jamais, depuis dix ans Kwun est aussi devenu un citoyen du monde. Féru d'histoire de l'art, il campe parfois son chevalet au pied des collines de la Renaissance italienne (en Toscane), ou devant les sources d'inspiration de l'impressionnisme français (la montagne Sainte-Victoire). De l'extrême-orient jusqu'au cœur de l'occident, ainsi, il perpétue et renouvelle l'aventure de la peinture.

Kwun se tourne souvent vers la montagne, symbole de l'unité de son pays, essentiel de son paysage. "il s'agit d'une recherche d'esprit; ce n'est pas une affaire de beauté. En ce moment, les blocus qu'imposent les États-Unis à la Corée du Nord obligent ses habitants à couper le bois des forêts, en montagne, pour survivre. Mais il n'yen a pas suffisamment pour chauffer les villes. C'est la couleur de cela que je cherche". Aussi sa palette est-elle lourde mais multicolore. Multipliant les touches, il donne aux surfaces qu'il investit d'étranges vibrations lumineuses, à la fois toniques et oniriques. Jouant ici des glacis, là, des empâtements, à certains endroits, des gris subtils, à d'autres, des tons intenses, rehaussés par des fonds noirs, il confère à ses toiles une présence surprenante, céleste par endroits, boueuse à d'autres. Ici, l'existence. Là, le souvenir. Un morceau de fil de fer barbelé, ou le blouson en cuir d'un ami décédé, fixé sur la toile, renforce parfois l'aspect mystique de certaines œuvres. Kwun est un peintre témoin. Son œuvre nous rappelle que l'origine de tout art véritable réside dans le manque. Et que le sujet de tout chef-d'œuvre, c'est l'Absence.

2003, Paris - Françoise Monnin - Les propos de l'artiste ont été recueillis dans son nouvel atelier d'Issy-les-Moulineaux, au mois de janvier.

 

MONTAGNE, VISAGE ET AME : KWUN SUN CHEOl

Voici la quatrième exposition personnelle de KWUN Sun Cheol. Nous y retrouvons exactement les mêmes thémes que dans les précédentes. Je veux parler de la montagne, du visage et de l'âme. Ces trois thèmes sont pour lui le levier de la connaissance et de la connaissance et de la description de monde et ce, non pas depuis sa première exposition, mais à l'entendre depuis toujours.

Quoiqu'il en soit, ce sont ces thèmes qu'il représente sans la moindre variation depuis dix ans. Mais alors, vit-il dans notre monde réel, ou dans un autre monde qu'il voit figé?

Telles sont les étranges questions que je me pose en regardant ses oeuvres. Car depuis que j'ai fait la connaissance de KWUN Sun Cheol, vers la fin des années 60, il est resté le même. Lorsque je le rencontre, il est invariablement calme et silencieux. Et invariablement il porte sous le bras, avec qu~lques livres, un ou deux cahiers de croquis. Pendant les années 60 et 70 qui virent le monde des arts agité de violents remous, comme pendant les années 80, témoins de tant de transformations, s'il ne s'isola pas, il n'en continua pas moins à peindre des montagnes, des visages et des âmes. Mais qu'a-t-il donc dans la tête?

Si je demande pourquoi il peint des montagnes, il me répond "parce que je les aime", ou bien "parce qu'elles changent constamment d'aspect". A question simpliste, réponse simpliste. Car qui n'aime pas les montagne? Et quelles montagnes ne changent pas?

Nul ne se lasse de contempler les montagnes dans la nature, mais les photos de montagnes, elles, lassent, comme lasse leur représentation picturale trop réaliste.

Mais les montagnes de KWUN Sun Cheol n'ennuient pas, car elles ne sont pas de simples montagnes objectives, mais bien des miroirs dans lesquels se reflète son esprit pur, et un monde où se condensent son caractère et sa sensibilité.

Si elles semblent à la fois tendues et calmes, c'est qu'un drame s'y déroule qui est simultanément merveilleux, impressionnant et paisible. Non pas d'une paix tranquille, mais d'une paix conquise à force de rudes combats et souffrances.

Les montagnes que peint KWUN Sun Cheol sont celles, banales, qu'à profusion nous voyons autour de nous en Corée. Ces montagnes, il les saisit comme la source même de sa vie et de sa spiritualité. Pour ce faire, il trace d'innombrables esquisses en métamorphosant l'aspect. Ferme ossature et ruissellement des veines: ses montagnes aux mutations si puissantes et aux touches si condensées sont vraiment "les montagnes éternelles", celles que quiconque les connaît a expérimentées et craint. Non pas tant parce que KWUN Sun Cheol les adopte comme objet de l'expression de ses émotions, mais bien parce qu'il réunit étonnamment leur réalité et la ferme attitude qu'il cache en lui. Peut-être plus que celles des peintres occidentaux contemporains, ses montagnes évoquent-elles des paysages sublimes.

Autoportrait

Son second thème est le visage. Et pas n'importe lequel, mais celui buriné par le vent et le gel des vieillards coréens. Ses visages marqués par l'âge et couverts de rides, candides ou sévères, portant les traces de la souffrance et du travail, mélancoliques, il en peignit d'innombrables. On sent que la vie des simples grands-pères et grands-mères anonymes rencontrés depuis son enfance - comme pour nous depuis la nôtre - est empreinte de sérieux et de gravité.

Ce thème du visage est sans rapport avec celui de la montagne. Le visage est tout d'abord quelque chose de vivant. Il est plus changeant que la montagne et, comparé à celle-ci, celui du vieillard surtout stimule l'observation et la représentation.

C'est pourquoi tant de peintres en multiplient les esquisses... sans cependant s'engager plus avant. Alors pourquoi KWUN Sun Cheol les peint-il avec tant d'obstination? Stupide entêtement? Certes non. Mais bien sympathie pour la vie humaine si longuement observée, pour la vie coréenne dont l'importance nous échappe si souvent mais que lui a su comprendre.

Et il semble qu'en peignant et repeignant sans cesse ces visages, il en a approfondi plus encore la compréhension. Les visages qu'il représente sont à vrai dire de genres forts limités et entre ceux des débuts et les récents, même si on y décèle un peu plus de réalisme et de dextérité, l'apparence est restée la même. Mais à y regarder de plus près on sent que son regard et son art, à force de travail, se sont faits plus rudes, plus réalistes.

Son dernier thème, abstrait celui-là, est selon ses propres mots celui de l'âme. Abordé dès la faculté, où il se familiarisa avec l'art abstrait, il ne cessa de le représenter parallèlement avec la montagne et le visage. Catte représentation d'une chose invisible aux yeux correspond peut-être mieux à son caractère introverti. Ce monde de l'âme aiguillonne sans relâche son esprit. Le résultat en est des surfaces noires marquées parfois ici et là de traces blanches ou de traits calligraphiés, techniques qu'il utilise librement. Tout cela est extrêmement subjectif et émotionnel, mais n'en dénote pas moins un je-ne-sais-quoi d'explosif, de plaintif, de tragique et de violent. L'auteur lui-même y voit la représentation de l'âme remplie de désolation telle qu'elle est reflétée par le chamanisme coréen. Je me demande dans quelle mesure cela est ressenti par le spectateur, mais ce qui est sûr c'est que ce thème manifeste l'intérêt et le regard portés constamment par KWUN Sun Cheol à tout ce qui est coréen.

L'âme - 2001

Considérés superficiellement, ces trois thème sembleront peut-être n'avoir pas de rapport entre eux. Mais en réalité ils sont le fait d'un regard et d'un intérêt porteurs d'une interrogation cohérente sur la signification du monde tel que KWUN le comprend et le dessine, et l'axe de ce reg~rd est la vie même des Coréens. En d'autres termes, c'est la montagne coréenne, le visage coréen et l'âme coréenne qu'il représente. Mais il ne le fait pas au prix de tracas, d'efforts et de cris. Si notre peintre. n'a cessé pendant dix ans de traiter les mêmes thèmes, c'est parce qu'ils réalisent l'unité de son expression et de son caractère, parce qu'aussi il a compris que "plus notre peinture contemporaine change, plus elle reste la même", mais plus encore parce que son art s'origine dans une interrogation concernant la source même de la vie des Coréens. Cela reste cependant, dans une certaine mesure, le fait d'un esprit et d'un regard individuels et son langage est expressioniste.

Reste à savoir s'il abandonnera un jour cet esprit et ce regard individuels pour les élargir en esprit de notre époque et en regard social. S'il en était ainsi, comment évoluerait sa peinture?

Et s'il n'en était pas ainsi, comment cet esprit et ce regard se renforceraient-ils? Pour le savoir, il suffira de l'observer plus attentivement encore.

Mars 1986 - Critique: Mr. KIM Yoon Su - traducteur: Mr. TELLIER Olivier

Photographe : Nicolas PFEIFFER

 

Après la terre... 1
Après la terre... 2
Après la terre... 3
Table Culture

      FRANCE-CORÉE Léon C. ROCHOTTE Mars 2003
.. .

SOMMAIRE